De Hanoï à Pékin : notes sur la Chine (1)

De Histoire de Chine

Texte publié en 1892

« … Si l’on a quelques jours à passer à Hong-Kong, on va nécessairement à Canton, et c’est dans cette veille qu’on a plus que partout ailleurs l’impression la plus vive des Chinois.

De grandes facilités sont offertes au voyageur, au globe-trotteur (introduisons ce néologisme emprunté aux Anglais) qui désire visiter la ville de Canton. Ce port est en communication quotidienne (le dimanche excepté) avec Hong-Kong par de grands vapeurs, imitation des navires américains à étages qui sillonnent le Mississipi. Ces steamers quittent Hong-Kong deux fois par jour, à 8 heures du matin et à 6 heures du soir ; ils partent de Canton également deux fois par jour, le matin et le soir, mais à des heures variables selon l’état de la marée, sans laquelle il n’est pas possible de descendre la rivière de Canton. Ils appartiennent à une compagnie locale dite Hong-kong, Canton et Macao SteamshipCompany, et à la maison anglaise Butterfield et Swire (agents à Canton, MM Russel et Cie).

La traversée de jour s’effectue en 7 à 8 heures : on pourrait même la faire plus rapidement encore si l’on ne faisait pas des économies de charbon. Le voyage de nuit est plus long, parce qu’une heure après son départ de Hong-Kong, le navire jette l’ancre et ne repart qu’au milieu de la nuit, de façon à arriver à Canton vers les 6 heures du matin, au moment de l’ouverture de la douane chinoise. Il est préférable de faire la traversée pendant le jour : on peut ainsi se rendre compte de la route suivie, de la situation des faubourgs immenses et de la cité cantonnaise, ainsi que, à un point de vue exclusivement militaire, des défenses accumulées par les Chinois pour la défense du Tchou-kiang, rivière des Perles, sur les bords de laquelle s’étend la ville de Canton.

Le navire sur lequel nous avons pris passage, le Hô-nam (Sud harmonieux !), largue ses amarres à 8 heures du matin : le voici qui s’avance lentement au milieu de cette belle rade de Hong-Kong, encombrée de vapeurs de tous pays, de voiliers, de jonques. Devant nous se déroule le panorama le plus pittoresque que l’on puisse imaginer : nous avons sous les yeux la ville de Victoria avec ses blanches maisons étagées sur les flancs des hauteurs qui constituent l’île de Hong-Kong, couronnées par le pic Victoria dont le sommet est souvent caché par les nuages. Nous avons en face la presqu’île de Kao-loung, sentinelle avancée du continent chinois, dont une partie, propriété de l’Angleterre, est couverte de magnifiques docks.

Le Hô-nam se dirige peu à peu vers le nord-ouest et passe entre la longue île de Lan-taô et le continent chinois que nous continuerons toujours de voir à tribord. Bientôt nous passons par le travers de l’île historique de Lin-tin, aussi nue que la précédente, et n’offrant aux regards que des rocs de granit, recouverts parfois de longues herbes sauvages : il ne s’y trouve aucune habitation. C’est à l’île de Lin-tin que mouillaient jadis, avant la guerre anglo-chinoise de 1840, les navires étrangers, presque tous anglais, qui apportaient l’opium en contrebande.

Le rivage du continent chinois a un aspect désert ; peu de végétation, point de culture : ici et là, à l’embouchure de quelque arroyo, des villages de pêcheurs ou de pirates (la piraterie heureusement n’est plus florissante comme il y a vingt ans, grâce à l’action énergique de la marine anglaise), tous à l’air misérable. Les falaises qui les surplombent ne présentent rien de particulier et ajoutent encore à la désolation de la nature sur ces bords peu hospitaliers.

Trois heures environ après avoir quitté Hong-Kong, nous arrivons à l’entrée de la rivière de Canton, véritable goulet que les Chinois appellent Hou-men, la bouche du tigre, nom conservé sur nos cartes sous la forme de Bocca Tigris, dont les marins anglais ont fait Bogue. Lîle et la pointe de la terre ferme qui constituent le Bogue sont garnies de batteries rasantes d’un bon aspect : l’éloignement ne nous permet pas de nous rendre compte de la valeur défensive de ces ouvrages, ni des pièces d’artillerie qui les garnissent.

L’île du tigre, qui se trouve au-dessus, presque au milieu de la rivière, est également défendue par des batteries du même genre. Cette île granitique tire son nom de la ressemblance qu’elle a, disent les Chinois amateurs de ces sortes de désignations par à peu près, avec la tête d’un tigre.

Les rives de la rivière des Perles deviennent plus définies : ce sont des bandes plates de terre alluvienne, sur lesquelles s’étendent de vastes champs de riz et de canne à sucre, parsemés de quelques îlots de bambous. Des hauteurs se dressent à quelque distance, et sur l’un de leurs contreforts, près de la rivière, s’élève une pagode à neuf étages, spécimen classique de l’architecture chinoise. Un peu au-dessus est une barre que les Chinois ont indiquée à l’aide d’une rangée de pieux enfoncés dans la rivière et entre lesquels il serait aisé, afin de rendre tout passage impossible, de couler, à la première alerte, des jonques chargées de pierres ou de sable. Nous trouverons plus haut une autre barre à peu près semblable, avant l’île Danes, où est situé le village de Whampoa.

Tous les efforts de la défense semblent s’être portés sur l’île Daneset les hauteurs qui la constituent. Ces hauteurs sont une série de collines, dont la direction générale est d’abord perpendiculaire au lit de la rivière et s’infléchit ensuite vers l’ouest. Elles sont garnies d’ouvrages de fortification où l’on aperçoit des canons lisses Rodman de gros calibre (25c/m environ) : au pied de ces collines, les Chinois ont installé un camp retranché, entouré de talus de terre recouverts de béton et blanchis à la chaux, précédé d’un fossé peu profond. Le camp renferme des baraquements et des magasins à toits de tuiles rouges qui peuvent s’apercevoir d’assez loin. On m’a assuré qu’il y avait aussi, ici et là, sur les hauteurs, des canons Krupp commandés pendant le conflit franco-chinois et mis récemment en position.

Auprès du village de Whampoa, qui n’offre rien d’intéressant et qui présente, comme toujours, des maisons basses et mal entretenues, des rues glissantes et tortueuses, où grouillent pêle-mêle enfants, porcs et poules, se trouvent les anciens docks de la Hong-Kong et Whampoa dock Company dont une partie est occupée par l’école navale du vice-roi. Deux officiers allemands, MM. Kractchmayer et Tenkoff, aux gages du gouvernement chinois, y sont employés : le premier est chargé d’enseigner à des élèves chinois le maniement des torpilleurs et des torpilles, le second leur inculque tant bien que mal les principes de la tactique navale. Les torpilleurs sont au nombre de douze ; ils ont étés construits par la compagnie Vulcain de Stettin, et sont munis chacun de quatre torpilles Schwartzkopf et armés d’un canon Hotchkiss. On les aperçoit dans une anse artificielle de la rivière, fermée par une sorte d’écluse.

A côté de cette école, on voit le cimetière des Parsis et, non loin de là, le vice-consulat d’Angleterre, situé sur une petite colline qui domine le village, ses alentours, et la rade de Whampoa.

Depuis le conflit franco-chinois, les navires de haute mer ne peuvent plus remonter à Canton même ; à cette époque, les autorités chinoises, craignant une attaque de notre flotte, firent fermer le passage sud de la rivière des Perles, - le seul par lequel il était possible à nos vaisseaux, vu leur tirant d’eau, de remonter jusqu’à Canton, - par une solide barrière de pieux. Ces bâtiments sont donc obligés de rester à Whampoa, d’y décharger leurs marchandises qui sont transportées à Canton sur des jonques ou allèges, et de prendre celles qui sont amenées par les mêmes moyens. Il va de soi que les navires de guerre sont à la même enseigne : les petites canonnières seules sont en état de passer par le bras septentrional, celui que suivent les steamers de Hong-Kong-Canton.

Le Ho-nam ralentit sa course devant Whampoa ; il s’arrête même quelques minutes, le temps de jeter dans des sampans accourus plusieurs passagers chinois, puis il reprend sa marche. Nous apercevons sur les rives deux nouvelles pagodes, un certain nombre de batteries échelonnées de distance en distance. Nous traversons deux autres barrières analogues à celle dont il est question plus haut, puis, enfin nous distinguons dans le lointain, dominant une forêt de mâts, deux immenses clochers pointus : c’est la cathédrale catholique de Canton. Elle nous annonce que nous approchons du terme de notre voyage.

Avant d’atteindre les faubourgs, nous passons devant l’île Napier où l’on a construit un fort assez sérieux, situé à la pointe Est et présentant la forme d’un triangle isocèle. Il est en béton (pierre cassée, terre et chaux vice) et est armé de canons à âme lisse de 15 c/m environ, placés en barbette. Les embrasures sont fermées par des mantelets en tôle. Pour faire pendant à cet ouvrage, un fort carré en terre, à plates-formes en carapaces bétonnées, à canons disposés en barbette et cachés par des capots en toile, a été élevé sur la rive droite de la rivière. La rive gauche présente un ouvrage de même genre, de forme ronde, à six canons en barbette.

On voit que les Chinois n’ont rien négligé pour mettre la capitale du Kouang-toung à l’abri d’un coup de main. Mais, ce qu’il y a de mieux, c’est que toutes leurs défenses sont accumulées sur la rivière et que, par suite, du côté de la terre, aucun ouvrage ne protège la ville. Ils se figurent sans doute que les « barbares étrangers » ne viendront jamais attaquer Canton que par la voie fluviale et n’auront pas l’idée, pourtant bien plus simple, de débarquer des troupes au nord du Bogue, en prenant ainsi la position à revers. L’événement pourrait, un jour, donner un démenti à cette sécurité.

Nous passons enfin devant les faubourgs de Canton, au milieu d’une flotte immense de jonques de toutes dimensions en charge ou en décharge. C’est merveille que de voir le Ho-nam évoluer savamment à travers les nombreuses embarcations, sampans ou jonques, qui sillonnent la rivière en tous sens et ne semblent pas pressées de céder le pas au vapeur étranger, malgré les coups de sifflets que celui-ci pousse incessamment. Il arrive quelquefois des accidents, des collisions ; il n’est pas rare aussi que des patrons de jonques essaient de se faire couper en deux par le vapeur ou de s’attirer des avaries. Quand ils ont eu ce bonheur inespéré, ils courent vite au consulat d’Angleterre déposer une plainte, exagérer leurs pertes en pleurant toutes les larmes de leur corps, et réclamer de gros dommages-intérêts qui leur permettront d’acheter une jonque neuve et de faire fête et bombance pendant quinze jours. Lorsque pareille occurrence se produit, les compagnies essaient bien de discuter, de rabattre les exigences des naufragés adroits ; mais, en fin de compte, elles paient toujours les dégâts plus qu’ils ne valent.

Devant la ville est à l’ancre la flotte vice-royale : une vingtaine de bâtiments de guerre, paraissant assez bien entretenus, construits à Canton, à Fout-tchéou (arsenal créé par M. Giquel, lieutenant de vaisseau de notre marine), à Hong-Kong ou en Angleterre. Ils jaugent de 60 à 500 tonneaux. Ils sont presque tous en bois, sauf le Hai-king-tsing, construit par Armstrong (220 tonneaux), qui est en acier. Le plus ancien date de 1867. Outre ces bâtiments, qui ont fort bon air pour une marine récente come celle des Chinois, il y a là une flottille considérable de chaloupes à vapeur de toutes dimensions, destinées à naviguer dans les rivières de l’intérieur.

Ici, nous sommes en face de la cité, une mer de toits en tuiles grises s’étend devant nous, coupée de temps à autre par de grosses tours carrées assez élevées, qui ne sont autre chose que des monts-de-piété, constructions en briques dont la solidité doit résister aux incendies, toujours fréquents à Canton, et aux attaques des voleurs. Près de la rivière, s’élève la cathédrale, bâtie dans l’ancien yamendu vice-roi Yé (celui-là même qui, fait prisonnier par les anglais en 1857, mourut quelque temps plus tard à Calcutta) ; ce yamen, splendide résidence, occupée d’abord par les troupes franco-anglaises maîtresses de la ville, resta notre lot et fut donné aux missions étrangères par le gouvernement français, en compensation des pertes que celles-ci avaient éprouvées et des anciens terrains qu’elles possédaient jadis dans la cité. La cathédrale a été élevée à l’aide de fonds distraits de notre indemnité de guerre et de la cassette particulière de l’impératrice Eugénie.

Derrière la cité, formant l’arrière-plan du tableau, s’élève une série de hauteurs : ce sont les montagnes des Nuages blancs (Po-yun-shan), ainsi appelées parce que leurs sommets sont toujours cachés par les nuages. Dans les interstices de cette longue chaîne il existe plusieurs temples entourés d’arbres ; c’est, paraît-il, un lieu de promenade assez fréquenté par les résidents étrangers de Canton ; on y fait des parties de plaisir, des pique-niques, qui viennent rompre la monotonie de l’existence dans ce port où l’on est sevré de tous les plaisirs et des jouissances de la vie.

Encore quelques tours de roue, et le Ho-nam s’accoste au wharf ou ponton de la Compagnie Butterfield et Swire. C’est là que s’élevaient jadis les fameuses factoreries européennes où les étrangers étaient parqués pour commercer avec la corporation des Hanistes, qui avaient le monopole du commerce avec les « barbares ». La corporation des Hanistes fut abolie par le traité anglais de 182 ; les factoreries subsistèrent jusqu’en 1856, mais furent pillées et brulées, détruites de fond en comble, par la populace cantonnaise, toujours avide de pillage, au moment où les flottes alliées attaquaient les forts du Bogue. Leur emplacement est occupé aujourd’hui par une partie du faubourg chinois, et là où flottaient jadis les pavillons de la France, de l’Angleterre, des États-Unis d’Amérique, de la Suède, etc., on ne voit plus que des rues tortueuses, sales, bordées de boutiques et de maisons de briques enfumées, où se presse une foule compacte, affairée, qui ne s’ouvre que pour laisser passer des chaises à porteur ou des coolies pliant sous de lourds fardeaux

A peine sommes-nous accostés, qu’un aimable Chinois se précipite à bord et viens à nous Il nous explique en pidgin-english, baragouin étrange composé de mots anglais et portugais plus ou moins estropiés, qu’il est un des guides généralement choisis par les touristes pour visiter Canton. Ce cicerone a reconnu de suite que nous étions français. Il nous exhibe les témoignages de satisfaction qui lui ont été donnés par nos devanciers ; ce sont principalement des cartes de visite ; nous y voyons les noms d’officiers du Tonkin, d’officiers de marine française, etc., et un mot au crayon attestant les services rendus par cet honorable industriel. Comme un guide est fort précieux quand on débarque sur une terre inconnue et surtout comme celle de Canton, où il est si aisé de se perdre, nous nous empressons d’engager le ciceroneen question, qui répond au nom harmonieux d’Atchi… »