La Chine au déclin des Lumières

De Histoire de Chine

Expérience de Charles de Constant, négociant des loges de Canton

Marie-Sybille de Vienne – 2004

Extraits – 1ère partie

Lettre à Mademoiselle de Ribeaupierre, Canton le 1er octobre 1779

Charles de Constant

Aussitôt que nous eûmes mouillé à Wampou, deux bateaux chinois couverts, avec un douanier dans chacun, se postèrent l’un à tribord, l’autre à bâbord, pour que personne ne puisse sortir ni entrer dans le vaisseau sans qu’ils le sussent, et pour empêcher la contrebande. Ils visitent les bateaux et les personnes et lorsque l’ont veut aller à Canton, il faut être muni d’une chappe (lettre officielle), soit permission, qui énumère chaque objet ainsi que le nom et la quantité de chaque individu. Les Chinois prennent toutes les précautions inimaginables pour qu’elle ne se fasse pas. On voit ici des vaisseaux de toutes les nations, les Français sont les seuls que la guerre (d’indépendance américaine qui oppose la France à l’Angleterre) ait empêchés d’y venir cette année. Les Chinois permettent à chaque vaisseau d’avoir sur une des petites îles un grand hangar fait de bambous, qu’on nomme bancasal, c’est-à-dire le hangar où nous établirons notre hôpital et nos ateliers d’ouvrage pour réparer le vaisseau et son gréement, et qui sert à déposer les agrès du vaisseau. Cette permission ne s’obtient pas tout de suite, on ne fait rien ici qu’avec peine, tout est difficulté. Il y a une routine qu’il faut suivre, et plus qu’ailleurs l’argent est le grand ouvrier.

Huit marchands chinois sont privilégiés pour faire le commerce avec les Européens, ils forment une compagnie appelée la Kong Hang. Nous avons choisi parmi eux un fiador ou caution, qui répond vis-à-vis des mandarins de tout ce que nous pouvons faire de bien ou de mal. Il a une charge pénible et souvent onéreuse et dangereuse, même c’est pour cela qu’il est d’usage et juste que ce soit avec lui que l’on traite des marchandises que l’on a apportées et de celles qu’on est venu chercher. Si on achète ou place quelques objets à d’autres, ils ne peuvent entrer et sortir du vaisseau que sous son nom. Vous comprendrez aisément que ces huit personnes s’entendent facilement entre elles pour fixer des prix qui leur donnent des profits immenses. C’est aux fiadors qu’on s’en prend de toutes les sottises ou infractions que peuvent commettre les Européens, en récompense, ils leur font faire la plus grande partie de leurs affaires. Chaque membre de cette compagnie fait le commerce pour son propre compte et ferait des profits immenses si les mandarins, qui le savent, ne les obligeaient pas à leur faire des présents considérables à leur donner tout ce qu’ils voient qui leur fait plaisir. Nous devons donc avant tout nous procurer un fiador : c’est le vieux Pankekoa, chef du Kong Hang, que nous avons choisi.


« Il s’agit du premier Pankekoa ( Pan Qiguan I, Pan Zhenzheng, Xunxian ou Wenyan) 1714-1788 ; Pankequa, comme la plupart des hanistes de Canton, était originaire du Fujian – district de TongAn – d’une famille vraisemblablement modeste ; il navigue en mer de Chine, singulièrement à Manille, où il séjourne deux à trois fois et se convertit en façade au catholicisme ; puis il s’installe à Canton vers 1740, y fonde sa propre compagnie Tong Wen Hang vers 1750, et développe une collaboration étroite avec les anglais ; aventureux, il s’embarque en 1770 sur un vaisseau de la compagnie suédoise et séjourne à Göteborg, puis revient en Chine ; sa fortune serait estimée dans les années 1780 à 18 millions de taëls soit quelque 6 milliards de $ d’aujourd’hui au cours de l’or sur le marché de Londres… »

Arrivée du Hopou

On ne peut rien décharger avant que le hopou soit venu mesurer le vaisseau, qui paye un droit d’ancrage et de mesurage, qui pour notre grand bâtiement n’est pas moins de 45,000 tt, à l’Empereur en raison de sa grandeur. Hopou est le titre, receveur général, préposé pour retirer les droits de toutes les marchandises d’entrée et de sortie ; il a des pouvoirs très étendus et un droit de justice exécutive, et il peut faire punir corporellement qui bon lui semble dans consulter ni rendre des comptes. Vous concevrez aisément la crainte qu’il inspire à tous ceux qui l’approchent. On annonça avant-hier qu’il viendrait aujourd’hui ; on arrangea et para le vaisseau – on a décoré la chambre du conseil le mieux qu’on a pu et on a préparé une collation pour son Excellence et sa suite – et à dix heures un bateau est venu apporter son échelle ; il n’ose se fier à celle du vaisseau. On a fait partir un canot avec un officier pour aller à sa rencontre, et lui faire un compliment. Bientôt on a vu apparaître son pavillon ; le vaisseau l’a salué de 9 coups de canon. Son champan ou bateau est fort grand, couvert ; il contient plusieurs jolies chambres, une cuisine, tout ce qui est nécessaire à la commodité ; au mat est attaché un grand pavillon jaune avec le nom du hopou en grands caractères noirs ; derrière on voit un très grand nombre de petits pavillons, de piques, de fanaux, de papiers huilés avec des caractères noirs et rouges – il n’y a que des mandarins qui puissent porter ces couleurs sur leurs fanaux – des planches vernies en rouge avec des caractères en or qu’on porte devant le mandarin désignant son grade et ses qualités ; des tams-tams ou lo l’annoncent et le nombre de coups qu’ils frappent marque aussi sa distinction.

Le hopou est assis sur un canapé de marbre au fond de la chambre du milieu du bateau, entouré de tous ces gens et des principaux marchands de Canton ; son champan était environné d’une infinité d’autres qui portaient les petits mandarins qui sont à sa suite ; il arriva bientôt à bord ; on apporta sa chaise, sa table et son écritoire, meubles que les mandarins ont toujours avec eux, on les plaça sur le tillac ; rarement il entre dans la chambre où on prépare toujours une collation. Dès qu’il se leva de son fauteuil pour monter à bord, ses bourreaux, ses soldats, qui sont en très grands nombres, armés de fouets, de chaînes, de sabres, d’instruments pour la torture et de bâtons de bambous, se mirent à crier tous ensemble ou, de toutes leurs forces et aussi longtemps qu’ils purent. Ce cri continua jusqu’à ce qu’il fût assis sur son fauteuil à bord ; un très jeune homme lui donna sa pipe, alors les commis mesurèrent l’entre-deux des mâts et la plus grande largeur du vaisseau ; pendant ce temps-là, le hopou fît plusieurs questions au capitaine ; ordinairement on prend ce moment pour lui faire voir quelques morceaux de mécanique, d’horlogerie, ce qu’on peut avoir apporté de curieux ; si on a quelques représentations à faire, quelques plaintes à porter, on saisit cette occasion. Nous nous servons d’un lingua ou interprète chinois qui sache l’anglais ou le portugais pour nous faire comprendre ; chaque vaisseau est obligé d’en avoir un, il est chargé de demander toutes les nombreuses permissions qu’il faut obtenir pour charger, décharger, pour chaque chose que nous voulons faire.

Vous seriez étonnée, Mademoiselle, du respect rampant avec lequel les gens du hopou et de tous les mandarins s’approchent d’eux, ils ne leur parlent jamais en face, ce qui est contre l’étiquette chinoise, mais toujours de côté. Vous seriez choquée aussi des épithètes que les chinois nous donnent, surtout en parlant de nous aux mandarins ; outre le nom particulier de chaque nation, qui est toujours ridicule, Fanquouei désigne les Européens en général, ce mot veut dire « monstre étranger », c’est le nom qu’ils nous donnent le plus ordinairement, mais souvent ils nous qualifient de Quoueitze « fils de tortue ou diable », de tortue Ouampat, violateur des huit commandements. Ce mépris vient des préjugés qu’ils ont contre les étrangers et la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; ils ne peuvent croire que des gens honnêtes et bien nés quittent leur pays et veulent s’en éloigner autant.

Les Chinois n’ont fait aucune question sur notre pavillon impérial qu’ils voyaient pout la première fois, et qu’ils désignent « le pavillon du coq à deux têtes shong yin ». Comme notre état-major et nos matelots – même les Flamands – parlent français, ils croient que c’est une désignation de la même chose sans s’inquiéter de la cause des différences. Nous dîmes au hopou que nous appartenions à une nation puissante, qui n’a aucun rapport politique avec les autres, que nous venions pour fonder une factorerie et établir un commerce, et que dorénavant nous aurions des vaisseaux toutes les années. Il monta sans répondre, nous exhorta à vivre en paix et à payer exactement les droits. On lui offrit de se rafraîchir mais il ne prit qu’un verre de Sancerre, qu’il trouva fort bon et lorsque le mesurage fut fini, on le lui apporta ; il le signa en apposant son cachet imprégné d’encre rouge, traçant un rond et quelques caractères avec de l’encre rouge, c’est ainsi que toutes les seingtures du gouvernement sont signées. Il partit de la même façon qu’il était venu et fut mesurer un autre vaisseau ; il pria qu’on attendit qu’il fût bien loin pour le saluer.

Costume du hopou

Il faut à présent, Mademoiselle, vous décrire son costume ; son habit, de même forme que les autres, est d’une très belle étoffe de soie, ses bottes et ses souliers, sont de satin noir, cette chaussure est celle des gens d’une condition relevée et fait partie de l’habit de cérémonie. Sur la poitrine et sur le dos est un carré brodé en or d’environ neuf pouces que nous appelons la chappe des mandarins ; les lettrés sont distingués par une grue brodée sur cette chappe ; les mandarins de guerre, au lieu de la grue, ont un tigre, la différente attitude de ces animaux désigne le grade. Vous rirez sans doute, Mademoiselle, de voir que la grue est à la Chine le symbole du savoir.

Outre cette marque du mandarinat, le hopou avait encore autour du cou un chapelet de corail composé de 9 fois 9 grains ; les Chinois attachent à ce nombre (3,9 et 81) favori de Cong fu tze des idées mystiques et superstitieuses, ils le regardent comme parfait et croient qu’il porte bonheur. Entre chaque neuvaine de grains, qui étaient gros comme des noisettes, sont pendus 7 autres grains ; le nombre 7 est celui des mandarins d’un grade inférieur ; leurs colliers sont composés de 7 fois 7 grains ; ce collier, comme le carré, selon le nombre et ma grosseur des grains, indique le rang de celui qui le porte.

Le hopou porte au haut de son bonnet un bouton bleu céleste ; la composition et la couleur de ces boutons distinguent aussi les mandarins ; voici leur ordre, en commençant par le plus inférieur : le bouton d’argent, celui de cuivre doré, le bouton d’or, celui de cristal, le bleu foncé, le bouton de corail gros rouge, le bleu céleste le corail rose et enfin le bouton de perle, qui est la marque du grade le plus élevé ; ils sont de la grosseur d’une petite prune et montés sur un pied de filagramme doré ou d’or.

Ecriture chinoise

J’ai été surpris de la promptitude avec laquelle les Chinois écrivent ; ils se servent pour cela d’un gros pinceau ; chaque homme porte avec soi une boîte, dans laquelle est renfermé un marbre creusé, un bâton d’encre de Chine, un petit pot de porcelaine plein d’eau, une petite cuillère pour la porter sur le marbre, et un morceau de bois ou une pierre dentelée pour poser le pinceau ; voilà leur écritoire. Le papier est composé d’écorce et de feuilles de bambou ; il est très souple et enduit d’une couche d’eau d’alun ; on croit en Europe que ce papier est fait de soie. Ils n’appuient pas la main sur le papier en écrivant, mais seulement le poignet, les doigts sont en l’air et le pinceau est tenu perpendiculairement. Ils écrivent de haut en bas et de droite à gauche, le contraire de notre manière ; vous verrez que souvent nos usages sont diamétralement opposés. Dans ma prochaine lettre, je vous parlerai de Canton et de nos établissements.