La Gazette de Changhai : (39) Changhai pendant la première guerre mondiale (1)
Cet article fait partie de la collection de La Gazette de Changhai. → Voir la collection
rédigé par Charles Lagrange
Alors que l’Europe entre en guerre, à plusieurs milliers de kilomètres de distance, et malgré la quasi rupture des liens avec celle-ci, l’activité ne ralentit pas vraiment. Les autorités municipales continuent à moderniser les concessions, l’industrie chinoise se développe de manière exponentielle afin de produire sur place ce qui ne pouvait plus être importé : le commerce moderne prend durablement pied dans la métropole et une nouvelle génération d’entrepreneurs chinois voit le jour.
Une année comme les autres
L’année 1914 commence sans grands événements. Les deux municipalités poursuivent les travaux d’aménagement commencés quelques années plus tôt, le commerce se développe dans la confiance que le nouveau régime allait être meilleur que le précédent, et la ville se modernise.
Le grand événement de 1914 est le recouvrement du Yang King Pang, rivière frontière entre les deux Concessions, qui n’était navigable qu’à marée haute et qui s’était progressivement transformé en égout à ciel ouvert.
Depuis de nombreuses années, la Municipalité Française avait demandé à sa consoeur Internationale de participer aux travaux de canalisation et de recouvrement, mais l’assemblée des propriétaires du Shanghai Municipal Council (SMC) s’y était toujours refusée.
Le 11 juin 1914, le SMC vote enfin un budget de 200.000 Taëls pour payer leur part du coût des travaux.
Les travaux mettent presque deux ans et le résultat en est la construction d’un grand Boulevard qui est baptisé Boulevard Edouard VII (Yanan lu).
Dans la série des grandes réalisations, signalons qu’en 1915 la SMC rachète la propriété d’un riche anglais pour en faire le parc public de Jessfield. Il se situe aux confins nord-ouest de la dernière extension de la Concession Internationale, juste au sud de l’université St. John.
L’année suivante est construite une voie ferrée reliant la ligne de Changhai-Nankin à celle de Changhai-Hangzhou. Une gare est d’ailleurs aménagée sur la ligne à hauteur du parc.
La guerre est déclarée
Lorsque la nouvelle de la déclaration de guerre parvient à Changhai, personne ne croyait qu’elle allait durer longtemps.
Les Japonais ont bien réagi immédiatement en demandant l’évacuation de Kiaoshow (Jiaozhou), mais à Changhai, point de panique.
Ce n’est que lorsque les premiers contingents de volontaires partent pour le front que le vrai poids de la guerre commence à se faire sentir.
La nouvelle du torpillage du Lusitania dans l’Atlantique en mai 1915 a vraiment été le point de non-retour des relations entre Allemands et Alliés qui avaient vécu jusque-là en bonne entente à Changhai.
Cette année-là, il y a un total de 1425 Allemands dans les Concessions, contre 5500 Anglais et à peine 300 Français.
Les Allemands et les Austro-Hongrois résidants à Changhai voient cependant leur situation considérablement empirer à partir d’avril 1917, à la suite de la rupture des relations avec la Chine et l’entrée en guerre des Etats-Unis.
Ils doivent tous se faire enregistrer à la Municipalité de la ville chinoise ; leur banque, la Deutsche-Asiatische Bank est fermée, et tous les navires battant leurs pavillons sont confisqués : ainsi le sont cinq navires allemands et trois autrichiens, tous livrés aux forces alliées.
Les effets de la guerre
Les effets de la guerre se font surtout sentir sur le commerce.
En effet, les restrictions de circulation imposées par les puissances alliées et la réquisition des navires de transport ont une influence dévastatrice sur les importations. Certains produits et équipements fabriqués en Allemagne viennent même à manquer, à tel point que certains se mettent à revendre leurs stocks de produits et de matériel importés avant-guerre.
Très vite cependant, cette situation de pénurie suscite une vague d’innovations de la part des industriels chinois : ils se mettent à fabriquer toute une série de produits et d’équipements qui jusqu’alors étaient importés.
La liste s’allonge très rapidement et comprend aussi bien des vêtements en coton et en soie, que des articles de toilette, des parapluies, des produits chimiques, des lampes électriques, des vitrages, du vin, de la bière, etc.
Cette période est également l’apogée de la construction de filatures et de meuneries, toutes créées avec des capitaux chinois et sans intervention étrangère.
Ce développement vertigineux est l’apanage de Changhaiens épris d’innovations technologiques, comme Nicolas Tsu (Zhu Zhiyao), figure de la Concession Française.
Ce fils de notables catholiques est né en 1863. Grâce aux relations de sa famille avec les Jésuites, il est envoyé en France pour ses études. Nanti d’un solide bagage scientifique et aidé par son père armateur, Nicolas Tsu devient en 1891 le compradore de la Banque d’Indochine. En 1905, il crée la « Compagnie franco-chinoise de constructions mécaniques » (« Qiuxin »). Très vite l’entreprise gagne des marchés de construction de wagons, de ponts métalliques, de navires à vapeur, de moteurs et de cheminées.
Bien qu’il se termine par une faillite retentissante à la fin de la guerre, cet exemple a été un témoin exemplaire du dynamisme des entrepreneurs chinois de ce début de siècle, qui ont précipité en quelques années la ville dans une frénésie de modernisme.
Un boom économique
Le développement de l’activité industrielle de Changhai amène progressivement un accroissement phénoménal des exportations.
D’après les rapports des Douanes Maritimes chinoises, 1917 est l’année où pour la première fois depuis 1883, les exportations chinoises dépassent les importations.
La valeur totale de biens exportés double entre 1914 et 1919 et l’élan se poursuit pendant la décennie suivante.
En 1917, afin d’appuyer ces activités commerciales et industrielles et dans le but de sécuriser les transactions financières dans un pays où les luttes entre seigneurs de la guerre commencent à menacer la circulation d’argent, les banquiers chinois se réunissent pour former la « Shanghai Bankers Association ».
Au départ, huit banques joignent l’association et quatre ans plus tard, elles sont 22.
Cette association est créée à l’initiative de deux banquiers dynamiques, formés au Japon, Song Hanzhang et Zhang Jia’ao.
L’association est essentiellement un centre de gestion des crédits géré à l’occidentale, qui non seulement assure une supervision de ses membres, mais publie même un journal d’informations financières.
Une des conséquences importantes de la création de cette association, a été la sécurisation du crédit et donc le déclin de l’influence des compradores, garants jusque-là des créances clients des grandes maisons commerciales pour lesquelles ils officient. Il est à noter cependant que les compradores ont bien sûr rebondi sur la vague du développement industriel et commercial.
La création des grands magasins
L’année 1917 voit également la création de grands magasins modernes comme le « Sincere » et son concurrent le « Wing On », construit juste en face, sur la rue de Nankin dans la Concession Internationale.
Le Wing On appartient à la famille Kwok (Guo), cantonais ayant émigré à la fin du dix-neuvième siècle en Australie et y ayant fait fortune dans le commerce.
Le développement de Changhai et leur expérience australienne incitent les frères Kwok à y créer un nouveau type de magasin qui se serait départi des petits commerces de détail. Ils négocient âprement avec Silas Hardoon, grand propriétaire foncier de la ville, un bail à long terme pour un terrain se trouvant en face du grand magasin Sincere. Ils doivent signer pour un loyer de 50.000 Taëls d’argent sur 30 ans avec abandon du bâtiment à la fin du bail. Le magasin est construit sur 5 étages et ouvre en septembre 1918.
Au rez-de-chaussée, les cosmétiques, les conserves, les sucreries, les cigarettes, bref tout ce qui attire le client pressé. Au premier, les vêtements, la laine, les soies et le satin. Au second, les montres, les bijoux, les instruments de musique. Au troisième, l’ameublement et les équipements de voyage. Aux étages supérieurs, les services et la restauration.
Au début, le Wing On ne vend que des articles importés : cosmétiques français, lainages anglais, verrerie tchécoslovaque et montres suisses.
Par la suite, ils font fabriquer localement sous leur marque et avec leur label de qualité : laques du Fujian, porcelaines de Jingdezhen, soieries du Zhejiang, etc.
Les actions de la société Wing On sont détenues par la famille ou les proches des Kwok. L’encadrement du personnel est également principalement composé de Cantonais. Par contre, la gestion du tout est un mélange subtil de modernisme comme l’entraide sociale et les loisirs organisés, et de paternalisme autoritaire.
Ce bouillonnement d’activités et de loisirs commence cependant à creuser un fossé entre les nantis et les autres. La fin de la guerre et l‘interventionnisme des voisins nippons seront le prélude à des années agitées. C’est ce que nous verrons dans un prochain article…