La Gazette de Changhai : (40) Changhai pendant la première guerre mondiale (2)

De Histoire de Chine

rédigé par Charles Lagrange

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La Chine envoie des travailleurs en Europe pour pallier le manque de main d’œuvre et en 1917, le pays se range au côté des alliés, en nourrissant l’espoir d’en récolter les fruits. Mais c’est sans compter sur la voracité des Japonais qui dès 1915 avaient déjà posé leurs pions en vue de la récupération des intérêts allemands en Chine. Leurs prétentions créent un mouvement général de protestations, prélude à de nombreuses années d’inimitié entre la Chine et son voisin nippon.

Pendant la guerre, une soif de divertissements  

Le Grand Monde

La modernité naissante dans le Changhai de la Première Guerre Mondiale s’est accompagnée du développement d’une classe moyenne de Chinois qui bien évidemment bouillait d’envie de se distraire, à l’instar des étrangers qu‘ils avaient vu à l’œuvre depuis longtemps.

En 1917 s’ouvre à l’angle de Bubbling Well (Nanjing xi lu) et Tibet road, le « New World ». Cet établissement de jeux et d’attractions diverses a été un succès dès sa création, à tel point qu’une annexe est construite de l’autre côté de la rue, reliée par le premier souterrain jamais construit à Changhai.  

La même année s’ouvre à l’angle du boulevard de Montigny (Xizang nan lu) et de l’avenue Edouard VII (Yanan lu) le « Grand Monde », qui deviendra en moins de dix ans le plus grand centre d’amusement d’Asie.

Le Grand Monde était à la fois un tripot et un centre de jeux, mais la construction en 1924 de l’immeuble de six étages qui existe toujours aujourd’hui, le verra se transformer en véritable centre commercial et de spectacles qui répartira sur plus de 6000 m² les distractions et les plaisirs dont la moralité en fera un lieu de débauche par excellence.

Les travailleurs chinois de la Première Guerre mondiale

Article du journal « Le Miroir » - juin 1918

En Europe, dès 1915, la guerre s'annonçait longue, ce qui avait des conséquences sur les stratégies militaires mais aussi sur l'organisation de la main d'œuvre à l'arrière, puisque des milliers d'ouvriers et d'agriculteurs étaient maintenus sous les armes.

En France, le recrutement de travailleurs venant d'Espagne ou d'Afrique du Nord est accéléré. Rapidement, des sources plus lointaines sont explorées. C'est ainsi que, cette même année, les autorités françaises entament des négociations avec le gouvernement chinois pour recruter des travailleurs.

Travailleurs chinois en France en 1918

Ainsi par exemple, le 14 décembre 1915, une mission dirigée par le lieutenant-colonel Truptil est envoyée à Pékin  pour négocier le recrutement et contrôler l'embarquement d'ouvriers pour la France. Le 14 mai 1916, les négociations aboutissent à la signature de l'accord connu sous le nom de "contrat Truptil-Huimin", du nom de la compagnie privée créée par les officiels chi­nois qui organise les opérations d'embauche en échange d'une rémunération pour chaque recrue, ces travailleurs étant assimilés aux travailleurs coloniaux.

Au total, près de 140 000 travailleurs chinois ont gagné le front de l’Ouest européen, environ 96 000 employés au profit de l'armée anglaise et 37 000 au profit de l'armée française, dont une partie sera mis à la disposition du corps expéditionnaire américain vers la fin de la guerre.

L’entrée en guerre de la Chine

Duan Qirui – premier ministre en 1917

Le 25 août 1917, Sun Yat Sen, le fondateur de la République, crée un gouvernement militaire à Canton.

C’est dans ce contexte, alors que l’Assemblée nationale vient d’être dissoute et que Feng Guozhang est nommé président par intérim, que le gouvernement basé à Pékin décide d’entrer en guerre aux côtés des Alliés, sous l'impulsion du Premier ministre Duan Qirui.

Le 14 août 1917, la déclaration de guerre est signifiée aux puissances centrales, en prenant prétexte de la guerre sous-marine à outrance menée par la marine impériale allemande. En échange, les Alliés accordent des facilités économiques à la Chine.      

L’armistice

Monument de l’Iltis sur le Bund

L’annonce de l’armistice fait l’objet de grandes réjouissances parmi la communauté étrangère de Changhai.

Un grand défilé rassemblant les troupes anglaises, américaines, françaises et japonaises est organisé sur le Champ de courses de la Concession Internationale. Liesse populaire et festivités en tous genres se multiplient.

Et comme dans toute victoire, le vaincu est vilipendé de manière peu honorable.

Cela commence avec la destruction du monument aux victimes de l’Iltis, bateau allemand qui avait fait naufrage sur les côtes du Shandong en 1896 et à la mémoire duquel un monument avait été érigé sur le Bund en face de chez Jardine sous forme d’un mat cassé en bronze enroulé d’un drapeau et de lauriers.

Cela se poursuit avec la demande des deux municipalités aux autorités chinoises de déporter les 3500 Allemands et Autrichiens résidents à Changhai.

Heureusement, l’unanimité ne se fait pas au sein des conseils et la décision prend un temps à être formulée. En effet, il y avait un grand nombre de médecins allemands employés par l’Hôpital Général et leur départ aurait provoqué un manque évident de main d’œuvre qualifiée.

D’autre part, le gouvernement chinois se voit contraint d’emprunter aux banques étrangères les 500.000 Dollars que devait coûter l’opération.

Ce n’est qu’entre le 6 et le 10 mars 1919 que 673 hommes, 404 femmes et 383 enfants sont embarqués de manière presque honorable dans des navires à destination de Hambourg.

Les prétentions japonaises

Les Japonais avaient dès 1915 exprimé leur soutien aux puissances alliées, mais en présentant leurs revendications sur les possessions et intérêts allemands en Chine.

Outre l’intervention armée sur Kiaochow (Jiaozhou), ils avaient énoncé leurs intentions de mettre main basse sur toute l’activité commerciale et industrielle allemande dans le Shandong.

Ces exigences et d'autres visant à la mise sous tutelle de l'Etat chinois avaient été exprimées sous la forme des « 21 demandes ».

Lors des négociations de Versailles, les représentants de la Chine s’aperçoivent très vite que l’existence même d‘un régime bolchévique en Russie est de nature à pousser les alliés à rechercher un partenaire susceptible de contrer leur influence en Extrême Orient.

Dès qu’il a été évident que les Japonais étaient en passe d’obtenir gain de cause, et que de plus le gouvernement chinois empruntait auprès d’eux pour financer le développement de son économie, il nait en Chine un mouvement de révolte qui se répand comme traînée de poudre grâce aux intellectuels et aux étudiants.

Le même mouvement qui quelques années auparavant avait boycotté le commerce avec les Etats-Unis, répand la consigne de vilipender tout ce qui avait un rapport direct ou indirect avec le Japon.

Le mouvement nait dans les cercles estudiantins de Pékin et de grandes manifestations sont organisées à Pékin dès le 4 mai 1919.

Les étudiants s’attaquent à la résidence du premier ministre et molestent même le ministre chinois à Tokyo qui s’y était réfugié.

Mouvement du 19 mai 1919 à Pékin

Le mouvement fait très vite tâche d’huile à Changhai et le 26 mai 1919, tous les étudiants des universités se mettent en grève. Pour exprimer leur solidarité, tous les commerçants de Changhai ferment boutique le 5 juin.

Forts de ce soutien, ainsi d’ailleurs de celui des étudiants chinois en France qui entourent leur demeure, les plénipotentiaires chinois à la Conférence de la Paix à Versailles refusent de signer le traité.

Ce mouvement est reconduit un an plus tard, alors que les autorités de Pékin pro-japonaises essayent de négocier directement avec les ceux-ci le retour de Kiaochow dans leur giron.

Ce second mouvement de grève a même fait l’objet d’une tentative de prise de contrôle de l’arsenal de Longhua à Changhai, mais le boom économique qui démarrait prive cette fois-ci les étudiants du soutien des commerçants.

L’influence grandissante des intérêts japonais à Changhai

En plus de leurs initiatives diplomatiques, les Japonais s’engouffrent dans les opportunités offertes par l’envolée du prix du coton sur les marchés internationaux d’après-guerre.

Le manque de coton sur le marché incite les Japonais à produire à moindre coût en rachetant les filatures existantes et en les développant.

Les deux filatures de Changhai, l’International Cotton Mill et la Yu-Yuan sont achetées et cette opération sonne l’arrivée en force des banques japonaises sur la place.

Ce commerce florissant, couplé à la reprise des importations, fait doubler le volume des échanges commerciaux à Changhai entre 1918 et 1919.

Mais le marché ne peut absorber les importations massives et spéculatives faites au début de 1919 et les conséquences de cette surchauffe se font sentir dès l’été 1919 avec une série de faillites retentissantes et un effondrement des cours du change.

La création de la bourse chinoise des valeurs et des produits au 1, rue de Sichuan, ne fait d’ailleurs qu’accentuer les mouvements de spéculation. C’est ce climat de chaos économique qui incite les étrangers à organiser des conférences entre les Chambres de Commerce et les différents gouvernements européens afin de mieux réglementer les échanges multilatéraux.

Une activité économique qui poursuit son développement explosif verra cependant que l’alerte de Mai 1919 n’était en fait que le prélude à une série de revendications et de récriminations des travailleurs chinois, conseillés en sous-main par une propagande bolchevique naissante. Mais c’est ce que nous verrons dans un prochain article…