La Gazette de Changhai : (41) Le spectre de l’agitation sociale se confirme

De Histoire de Chine

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Rédigé par Charles Lagrange

Le dynamisme des entrepreneurs chinois pendant la guerre crée une surchauffe qui se transforme vite en débâcle. Les soubresauts de l’économie amènent inévitablement leur lot d’agitations sociales qui serviront de tremplin à l’activité des premiers envoyés du Komintern en Chine. Pendant ce temps-là le Docteur Sun Yat-sen multiplie les écrits et les contacts à partir de sa maison de l’avenue Molière.

Les raisons d’une crise

La guerre a bien écarté les Européens de la scène commerciale, mais les Américains et les Japonais sont restés forts actifs et continuent à concurrencer agressivement les négociants locaux. Les premiers prennent des participations dans les sociétés chinoises et les seconds égalent très rapidement la part qu’avait acquise l’Angleterre dans les échanges commerciaux avec la Chine.

En outre, les Japonais décuplent leurs activités industrielles, plus particulièrement dans le textile où ils devancent largement les Anglais dès la fin de la guerre.

André Berthelot

L’essaimage du miracle économique chinois de Changhai se heurte également à l’absence d’un marché national unifié, à l’insécurité montante de la situation politique dans les provinces avoisinantes, ainsi d’ailleurs qu’à l’archaïsme du transport et des structures financières.

La fragmentation du marché et les incertitudes entraînent les négociants à spéculer et la hausse continue du Taël depuis 1915 ne les incite pas à se couvrir contre les risques de change.

Après la guerre, lorsqu’il est établi que le marché intérieur ne peut pas absorber toutes les importations effectuées, le commerce se retrouve à l’arrêt.

Les commandes faites lorsque le Taël s’échangeait contre 8 shillings ou 1,4 Dollar or, doivent être honorées alors que la valeur de la monnaie locale est pratiquement tombée de moitié.

Les négociants essayent bien d’annuler les contrats, mais ils rencontrent l’opposition farouche des chambres de commerce étrangères.

Des faillites retentissantes s’en suivent, dont celle de la Banque industrielle de Chine.

Billets émis par la Banque Industrielle de Chine

La Banque industrielle de Chine est créée en 1913 par André Berthelot, avec l'appui du Ministère des affaires étrangères. Ses bureaux chinois sont établis à Changhai et à Hong Kong, et son bureau européen à Paris. La banque visait à établir une coopération durable entre la Chine et la France, et à renforcer le poids de la Chine dans les négociations avec ses créanciers. Elle devait faire concurrence au consortium de banques anglaises, allemandes, japonaises, russes mais aussi françaises.

Soutenant dès ses débuts le régime républicain chinois et elle obtient de lui d'importantes concessions de travaux publics et de chemin de fer, en échange de quoi le gouvernement chinois dispose d'une part importante du capital. La banque connaît un franc succès au commencement, mais dès la fin des années 1910, les événements politiques la contraignent à rapatrier les fonds. Ses équipes souffrent d'un certain manque d'expérience et la banque n'avait pas une envergure internationale. Surtout, elle était concurrencée par un nouveau consortium bancaire formé à New York en octobre 1920 et regroupant la Hong Kong and Shanghai Bank, les banques Morgan et City Bank, La Yokohama Specie Bank … et la Banque de l’Indochine, et qui est gêné dans ses entreprises par les liens entre la Banque Industrielle et le gouvernement chinois.

Lettre à en-tête de la société de gérance de la Banque Industrielle de Chine

Jusqu'en 1920, elle réussit à donner un retour sur investissement annuel à ses clients de 14%, malgré la crise politique dès 1920. Les capitaux de contribuables et de sociétés françaises ne pouvaient être rapatriés sans l'aide du Ministère des affaires étrangères. Or, en 1922, l’aide lui est refusée et le Ministère soutient la Banque d’Indochine dans laquelle Paul Doumer a des intérêts.

André Berthelot demande au gouvernement, et plus précisément à Aristide Briand, d'intervenir pour aider à sauvegarder les intérêts de ses clients investisseurs français en Chine. Le Ministère des affaires étrangères appelle finalement les banques françaises à soutenir la Banque Industrielle, mais celles-ci se contentent de réaliser ses valeurs les plus rentables. En Chine, la diplomatie française affirme que la Banque tiendra ses engagements, mais malgré les efforts financiers consentis, les avoirs de la Banque sont dispersés et les titres perdent peu à peu toute leur valeur.

Philippe Berthelot, le frère d'André Berthelot, diplomate influent au Quai d'Orsay, tente de convaincre le gouvernement de l'urgence d'un plan de sauvetage. Paul Doumer cherche à obtenir sa démission, ainsi que celle d'Aristide Briand, mais le Sénat se range avec ces derniers.

Si la grande presse soutient les Berthelot, l'arrivée de Raymond Poincaré à la Présidence du Conseil, pousse le Ministère des affaires étrangères à changer d'avis. Devant la détermination de plusieurs banques de la place de Paris à ne pas soutenir la Banque Industrielle, la diplomatie française renonce partiellement à son projet de diriger l'épargne des Français vers la Chine. André Berthelot doit alors fermer la banque en 1922 et transférer les fonds au sein de la Banque Franco-Chinoise pour le Commerce et l'Industrie. Celle-ci gardera une très grande importance dans la coopération entre la Chine et la France, ayant ses principaux bureaux à Pékin, Changhai, Tientsin, Saigon (Colon) et à Paris, Lyon et Marseille.

La crise entraîne des perturbations sociales

Lu Rongting, chef de la clique du Guangxi

La crise amène inévitablement son lot de grèves, principalement dans la Concession Internationale et dans la ville chinoise, animées par les syndicats naissants et les mouvements étudiants qui avaient été à l’origine du boycott des denrées japonaises en 1919.

Le nombre de grèves passe de 13 en 1918 à 45 en 1920, et le chiffre grimpera à 71 en 1922, entraînant cette année-là quelques 65.000 ouvriers.

La bourgeoisie Changhaienne, quoique partageant une ferveur nationaliste avec les milieux syndicaux, se désolidarise cependant très vite de leur combat et sera amenée quelques années plus tard à en combattre les excès.

Pendant cette agitation sociale, le Docteur Sun Yat-sen, retranché dans sa villa du 26 avenue Molière, multiplie les contacts avec les vétérans du Guomindang, les intellectuels, et les anciens parlementaires, et ce afin de remettre à l’honneur les « Trois Principes du peuple ».

Grâce au financement des Chinois d’outremer, il peut relancer la propagande au travers de revues politiques comme le « Jianshe » (le Renouveau), prônant la modernisation de l’économie chinoise et l’entente entre patrons et ouvriers.

La maison de l’avenue Molière devient alors la « Mecque » des dirigeants politiques de tous poils.

Beaucoup de ceux-ci avaient en effet quitté Canton afin d’échapper à la « clique du Guangxi », seigneurs de la guerre locaux dont les troupes avaient pris le contrôle de la ville, soutenus en sous-main par des groupes financiers anglais de Hong Kong qui en profitaient pour se faire octroyer des concessions minières et ferroviaires.

Lorsque cette clique est finalement repoussée par les Cantonais eux-mêmes, le docteur Sun Yat-sen retourne à Canton en mai 1921. C’est là qu’il est enfin réélu Président de la République chinoise par 200 parlementaires s’étant déplacés pour l’événement.

À Changhai, afin d’exercer un certain contrôle sur la multitude de revues séditieuses, le Conseil municipal de la Concession Internationale essaye alors d’obliger chaque éditeur de journal à s’enregistrer. Cette tentative soulève un tollé général soutenu par les différentes associations de libraires, de presse et de journalistes.

Une telle levée de boucliers empêche le Conseil de faire passer la loi, et 5 ans de tentatives successives ne parviennent pas à éteindre le feu de la révolte.

L’agitation ouvrière, la liberté de la presse et les tentatives de réorganisation du Guomindang vont amener dans le paysage social de nouveaux acteurs venus de chez le voisin bolchevique. Mais c’est ce que nous verrons dans un prochain article…