La Gazette de Changhai : (49) Les conflits sociaux prennent de l’ampleur
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Rédigé par Charles Lagrange
Avec une prépondérance d’intérêts étrangers dans l’industrie chinoise, une caste de marchands soucieux de conserver leurs privilèges et l’absence d’une bourgeoisie susceptible de prendre le relais des paysans pour abolir le féodalisme, la Chine se confectionne un tissu social bien fragile. L’apparition d’un mouvement paysan dans les provinces et la montée du syndicalisme dans les villes font monter la tension sociale et le moindre incident peut faire éclater l’orage : c’est ce qui arrive le 30 mai 1925 à Changhai.
Essor industriel en ville et féodalisme dans les campagnes
L’essor industriel en Chine pendant le début des années 20 est exponentiel.
De 42 filatures autour de Changhai en 1916, le chiffre passe à 120 en 1923. De quatre usines de cigarettes en 1915, le chiffre passera à 182 en 1927.
Dès le début des années 20, le capital étranger contrôle 80 % du transport maritime, possède la moitié des navires, la moitié des filatures, et un tiers des chemins de fer.
De 1902 à 1914, les investissements étrangers doublent, et doublent encore pendant les 15 années qui suivent pour atteindre 3,3 milliards de Dollars.
Avec ce développement exponentiel prospère donc une classe de propriétaires, d’industriels et de commerçants chinois dont une partie des revenus se trouvent investis dans la terre.
Ainsi donc, dans ces années d’après-guerre, de 10 à 15 % des propriétaires possèdent de 65 à 80 % des terres.
Les paysans accablés de dettes émigrent, vont s’installer dans des terres nouvelles comme la Mandchourie… ou vont grossir les rangs du sous-prolétariat urbain.
En 1927, à côté des 11 millions d’artisans et d’ouvriers d’atelier, le pays comptera 1,5 millions d’ouvriers d’usine et 1,7 millions de mineurs, marins et cheminots.

Avec la progression de cette classe ouvrière, et le nombre grandissant des agitateurs communistes, les mouvements sociaux et les manifestations se multiplieront.
Dès 1918 apparaissent les premières grèves et manifestations ouvrières dans Changhai.
Six ans plus tard, un million d’ouvriers sont syndiqués. Deux ans après, ils seront trois millions et Changhai verra 100 000 d’entre eux manifester dans les rues !
En décembre 1921, les imprimeurs de Canton obtiennent une augmentation de salaire de 40 % à la suite d’une grève. Outre les salaires, les marins veulent en finir avec les Xi-ma-sha : tout marin, pour pouvoir embarquer et être embauché, doit passer un accord avec les maîtres d’équipages, liés à la pègre, qui prélèvent parfois 10 % du salaire ! Pour les marins, c’est ce que l’un des principaux organisateurs du Syndicat des marins chinois, Su Zhaozheng, appelle la « triple exploitation » : bas salaires, extorsions des xi-ma-sha et discrimination raciale.
La grève de 30 000 marins paralyse la colonie britannique

Après plusieurs « demandes » au patronat, un ultimatum est envoyé le 12 janvier 1922, et, le lendemain, la grève est lancée. Dès le départ, 2 000 marins entrent en grève, mettent en place un quartier général à Canton, à 50 km de la ville, et créent des piquets de grève pour élargir le mouvements aux bateaux qui accostent dans la ville. En une semaine, le nombre de gréviste dépasse 6 500. Fin janvier, 30 000 marins sont en grève, immobilisant 151 bâtiments pour un tonnage total de 231 000 tonnes. Alors que la grève commence à paralyser la colonie britannique, qui commence à connaître une pénurie alimentaire, Lord Halifax, sous-secrétaire aux colonies, propose une augmentation de 17,5 % à 25 % des salaires, bien moins que les augmentations réclamées par les grévistes.

Alors que la grève continue de s’étendre, jusqu’à 40 000 marins le 10 février, pour un tonnage de 280 000 tonnes, les autorités britanniques durcissent la répression contre les grévistes. Deux semaines après la déclaration de la loi martiale, la Fédération des marins est dissoute, ainsi que la Fédération des portefaix, les principaux dirigeants arrêtés, tandis que la bourgeoisie locale tente par tous les moyens d’embaucher des briseurs de grève pour faire repartir les bateaux.
C’est grâce aux fonds de grève que le mouvement dure : près de 200 000 yuans ont été accumulé en prévision de la grève, quand le salaire moyen mensuel des marins est de 20 yuans. En plus de ces caisses, le Kuomintang aide les grévistes et leur donne une sorte d’asile. Même si la grève est encore centralisée à Hong Kong de manière clandestine, le QG de Canton est hors d’atteinte des autorités britanniques.

Mais ce qui fera vraiment pencher la balance, c’est le début, le 26 février, d’une grève générale de tous les travailleurs chinois de la colonie, c’est à dire près de 120 000 personnes déclarées grévistes (soit 25 % de la population). À l’origine de la grève générale, le massacre de Sha-Tin, perpétré par l’armée britannique qui ouvre le feu sur des grévistes, faisant six morts et de nombreux blessés. L’état de guerre déclaré par le gouvernement britannique n’arrête cependant pas la grève : électriciens, salariés des tramways, domestiques… toute l’activité est arrêtée. En cinq jours, les Britanniques cèdent et acceptent les conditions des grévistes : des augmentations de 15 % à 30 % leur sont accordées, la promesse est tenue d’abolir les xi-ma-sha et les syndicats dissous pendant la grève sont à nouveau autorisés.
Mais sur le continent, le mouvement syndicaliste chinois se heurte aux seigneurs de la guerre davantage qu'aux Occidentaux ou aux Japonais. Wu Peifu réprime ainsi brutalement une grève dans les chemins de fer, sur la ligne Pékin-Hankou, faisant quatre morts et de nombreux blessés.
Profitant du deuil national qui suit la mort du héros de la République chinoise Sun Yat-sen le 12 mars, le Kuomintang galvanise les organisations prochinoises, anti-impérialistes et anti-occidentales dans les grandes villes chinoises. Les groupes communistes disposent d'une capacité accrue à fomenter des troubles à Changhai, où la main-d'œuvre locale est en proie à des problèmes dus à l'absence d'inspection légale des usines ou de recours pour les plaintes des ouvriers. Li Qihan, un militant du tout nouveau Parti communiste chinois, va tout mettre en œuvre pour empêcher l’embauche de Russes blancs réfugiés à Changhai pour remplacer les grévistes.
À Canton, le Kuomintang prend peu à peu le contrôle de la situation en sécurisant le pays, dissolvant les milices « Volontaires-marchands » mises sur pied par les grands commerçants de la ville pour défendre leurs intérêts, et s’allient avec les milices paysannes.
Le premier mai 1925 y est organisé le premier Congrès du Travail, réunissant 230 délégués – représentant 170 000 syndiqués – et 117 délégués des associations paysannes.
Le mouvement ouvrier s’organise.
À Changhai, la pression monte et mène à l’incident
En février 1925, les ouvriers de plusieurs usines textiles japonaises à Changhai cessent le travail afin d’obtenir une augmentation des salaires. Un accord est trouvé le 27 qui met fin à la grève. Juste après, la direction congédie les représentants des ouvriers, violant ainsi les clauses de l’accord.
Les ouvriers se remettent en grève et le 15 mai, un contremaitre japonais, en essayant de faire reprendre le travail de force, tue d’un coup de revolver l’un d’entre eux et en blesse grièvement huit autres.
Le contremaitre n’est ni jugé, ni puni, et n’ayant pas réussi à faire paraitre leur courroux dans la presse, les étudiants descendent dans la rue pour manifester.
La manifestation est interdite et les meneurs sont arrêtés.
D’autres étudiants se rassemblent alors pour faire libérer leurs camarades et marchent le long de la rue de Nankin en direction du poste de police de Louza.

Le 30 mai, la police fait barrage pour empêcher la foule d’accéder au poste et ordonne le dispersement.
La foule se presse cependant contre la porte du poste de police en hurlant « mort aux étrangers » et, effrayé de voir ses troupes dépassées par les événements, le sergent Everson, l’inspecteur de police en charge, donne l’ordre à ses auxiliaires Sikhs et Chinois de faire feu.
11 étudiants et passants sont tués, quelques dizaines d’entre eux sont grièvement blessés et en plus, 49 étudiants sont arrêtés.
Cet événement provoque un grand émoi à dans la ville. Dès le lendemain un ordre de grève générale est lancé et le 1er juin, l’état de siège est proclamé par les autorités de la Concession Internationale. Dans les jours qui suivent, commerçants et ouvriers se mettent aussi en grève. Les grèves, associées à de violentes manifestations et des émeutes, gagnent toute la Chine et provoquent l'arrêt de l'économie.
Une période très troublée commence pour Changhai.
Le regrettable incident du poste de Louza va immédiatement prendre une dimension politique et sera un des points d’appuis d’un mouvement nationaliste qui visera à unifier le pays. Mais c’est ce que nous verrons dans les prochains articles.