La bannière de procession de la basilique Notre-Dame d'Espérance de Saint-Brieuc
Rédigé par Marie-Ange Jourdan de Gueyer
Grâce aux inventaires des objets de culte progressivement mis en ligne par les Services Patrimoine de chaque diocèse en France, émergent parfois d’étonnantes trouvailles. Parmi elles, une bannière de procession venant de Shanghai où elle a été confectionnée dans les ateliers dirigés par les Religieuses Auxiliatrices des Ames du Purgatoire. Installées à Zi Ka Wei (Xu Jia Hui), au Seng Mou Yeu (Jardin Notre-Dame ou de la Sainte Mère), à côté des Jésuites, celles-ci se chargeaient de l’éducation féminine ainsi que de fournir accueil et activité professionnelle à des jeunes filles pauvres ou orphelines, employées notamment aux travaux d’aiguilles. Rendre compte de la quantité et de la qualité de leurs productions au fil des ans reste difficile. Toutefois l’on peut supposer qu’elles devaient consister, pour une part, en vêtements et ornements liturgiques destinés au clergé du pays. Combien de ces ouvrages ont-ils subsisté jusqu’à nos jours ? Sans doute très peu. C’est donc une chance de redécouvrir, en France même, une bannière de procession, bien datée et bien identifiée par des documents écrits. Encore visible en la basilique Notre-Dame d’Espérance à Saint-Brieuc et sortie chaque année pour le Pardon, elle est d'un intérêt certain tant du point de vue historique qu’artistique.

Chaque année, vers la fin du mois de mai, se déroule, dans les rues de Saint-Brieuc, le Pardon de Notre-Dame d’Espérance. A la tête de la procession, une bannière ancienne, où l’on aperçoit, encadrant la silhouette de la Vierge, des caractères chinois brodés d’or qui brillent au soleil. Et, sur l’autre face, un lieu et une date : « Shanghai / Chine / 1899 ». Comment cette bannière est-elle arrivée jusqu’en Bretagne ?

Les Archives Diocésaines ont conservé deux lettres des donateurs, qui répondent en détail à cette question. Il s’agit de Jean-Baptiste Kremer, alors chef de la Garde Municipale dans la Concession française, et sa femme Paula, née Marzin, mes arrière-grands-parents. Les lecteurs du Souvenir Français de Chine les connaissent déjà s’ils ont lu les pages de L’histoire de la famille Kremer à Shanghai, rédigées par ma tante Eliane Jourdan, leur petite-fille, auxquelles cet article offre une suite. En 1898, au bout de six ans de séjour, les Kremer retournent en métropole pour leurs congés, qu’ils passent en partie à Saint-Brieuc où la famille avait vécu quelques années avant le grand départ.
C’est là qu’ils rencontrent ou revoient le chanoine-abbé Ludovic Guillo-Lohan, dynamique animateur de N.-D. d’Espérance, une église de construction récente (bientôt basilique), vouée au culte marial. Surgit entre eux l’idée de commander en Chine une bannière de procession pour le Pardon annuel. Mme Kremer connaît bien lesdites « Auxiliatrices du Purgatoire », sa fille cadette, Alice (ma grand-mère), ayant fréquenté quelques années leur école. La famille rentre à Shanghai en décembre. Sans délai Paula Kremer contacte les sœurs qui dirigent les ateliers de couture et broderie. Puis elle apporte à la dessinatrice une image pieuse représentant N.-D. d’Espérance. Et dans les premiers mois de 1899, les ouvrières se mettent au travail de sorte que J.-B. Kremer peut écrire au chanoine dans une lettre du 17 avril 1899 :
Je suis heureux de pouvoir vous annoncer l’envoi de la bannière promise par Mme Kremer à N.D. d’Espérance. Elle n’est pas tout à fait réussie comme le désirait ma femme ni aussi belle que nous l’aurions voulue, mais nous prions la Vierge de vouloir bien l’accepter ainsi en tenant compte de notre vif désir de lui être agréable et de notre situation de fortune.
Ancien militaire, J.-B. Kremer a le souci de la précision technique. Il commence par une description de l’emballage, avec, en marge, un rectangle dessiné en forme de caisse et ses mesures exactes : « 1m 09 longueur ; 0m 70 largeur ; 0m 20 [?] épaisseur » :
…la bannière bien emballée dans une caisse de zinc, soudée, et enfermée dans une caisse en bois, est adressée au Ministère des Affaires Etrangères, bureau des arrivées…
Et calcule que, si elle est réexpédiée « en grande vitesse » de Paris à Saint-Brieuc,
vous aurez ainsi le temps de la monter pour la faire participer à la procession du 31 – à laquelle nous assisterons ici en esprit et de cœur, juste à l’heure où elle parcourra la ville.
Il passe, ensuite, « aux renseignements concernant la composition de la bannière » :

Les broderies sont faites sur satin de confection chinoise, bleu clair d’un côté, blanc de l’autre.
Ce sont les ouvrières de l’orphelinat des Dames auxiliatrices, qui l’ont brodée en entier. L'or entré dans les broderies est de l'or chinois. Les broderies sont mélangées de vrai corail. Du côté blanc il y a l’inscription : Notre Dame d’Espérance protégez-nous – Shanghai, Chine 1899. Du côté bleu, à droite et à gauche de la Vierge se trouve la traduction en chinois, en 16 caractères, huit de chaque côté. A droite, en regardant la Vierge, les huit caractères signifient : Maria protégez-nous ; à gauche les huit caractères signifient :
le 1er et le 2e Shanghai / le 3e _________ mille / 4e _________ huit / 5e _________ neuf / 6e _________ dix / 7e _________ neuf / 8e _________ cette année / c’est-à-dire : Shanghai, année 1899.
[J.-B. Kremer se trompe : il y a neuf caractères de chaque côté, 18 en tout]
Les lettres en français nous paraissent un peu trop simples ; elles sont bien lisibles, si ce n’est Shanghai et Chine, qui paraissent un peu embrouillées. L’étoile, que nous avons fait mettre au dernier moment, traverse en haut la raie en or, alors qu’elle aurait dû être en dessous ; peut-être pourrez-vous faire rectifier cela.
La Vierge est bien faite, mais le dessinateur [sic] qui avait une de vos images de N.D. d’Espérance pour modèle, n’a pas laissé les pieds en vue foulant la tête du serpent ; le serpent est bien dessiné, mais les pieds de la Vierge disparaissent derrière un bloc du rocher.
Les fleurs comprennent le lis rose du Japon et les chrysanthèmes.
Le dessin a été exécuté par une jeune religieuse, Mère Saint Ignace, née de Forceville, qui a quitté la France un mois avant nous (le 6 novembre 1898) et dont nous avons vu le père à Paris à la maison mère des Dames auxiliatrices, rue de la Barouillère, n°16 – vers le 10 novembre dernier.
Madame Kremer a hâte de savoir si la caisse est arrivée à bon port, et si la bannière a été trouvée assez bien.
La crainte de décevoir se dissipera vite : la bannière est arrivée à temps pour la procession du 31 mai et, 15 jours après, le chanoine Lohan leur adresse une « excellente lettre » de remerciement à laquelle répond encore J.-B. Kremer le 6 août 1899. Après quelques nouvelles d’intérêt familial, c’est à son tour de remercier pour :
la description élogieuse que vous faites de notre bannière dans le Messager de N.D. d’Espérance, pages 76, 77, 78. J’en ai donné connaissance aux Dames auxiliatrices qui en ont été très flattées et heureuses.
Les pages de ce bulletin paroissial ne sont pas « élogieuses » mais dithyrambiques ! La description se fait poétique :
Sur un fond de satin bleu pâle de confection chinoise, dans un encadrement figurant une pagode en broderies d’or de Chine, aux intervalles bruns parsemés de points d’or, des clochetons de vrai corail et des inscriptions chinoises mêlent leur note rose et or aux grandes lignes des colonnes. Au milieu, Notre-Dame d’Espérance au cœur transpercé de glaives, écrase le serpent. Elle porte en son image la robe blanche ombrée de vert aux teintes variées, le manteau blanc à revers et à plis bleu de France, elle sourit à ses enfants dans ce cadre exotique […]
Empreint d’une bienveillance toute coloniale, le texte met en dialogue « ces jeunes filles de race jaune », « ces ouvrières chrétiennes » avec les brodeuses de Saint-Brieuc admiratives :
Nos briochines les plus expertes ont défilé devant la bannière chinoise, ou plutôt se sont arrêtées à la contempler longuement, sans se lasser d’admirer l’habileté de ces jeunes filles de race jaune dont les doigts fins et déliés brodent de si délicats dessins. Ces ouvrières chrétiennes ont travaillé avec amour à cette œuvre charmante sous la direction de Françaises, les Religieuses Auxiliatrices du Purgatoire.
En ce récit nous avons essayé de reproduire leurs appréciations compétentes et nous avons constaté leur accord unanime à louer le bon goût de la composition, la légèreté du dessin, l’habile mélange des couleurs.
Ces jeunes filles de Shanghai travaillaient dans la pure et lumineuse atmosphère de la Chine méridionale, en un pays de soleil : de là le secret de cette heureuse harmonie entre l’éclat des couleurs et les nuances multiples par lesquelles elles se fondaient dans les ombres. A l’intérieur elle paraît presque terne, la riche bannière, comme ces antiques tapisseries brodées au fond de nos vieux châteaux du moyen-âge, dans les vastes salles aux étroites ouvertures ; au dehors, sous les rayons de la lumière du jour elle retrouve ses tons chauds, sans perdre la douceur et la délicatesse de ses nuances.
Ainsi l’auteur de ces pages lyriques – probablement le chanoine lui-même – a bien perçu le caractère médiéval de ces broderies, où s’invente un style syncrétique qu’on pourrait qualifier de « sino-gothique ». La dessinatrice, « mère Saint Ignace, née de Forceville », est une jeune femme qui connaît visiblement l’histoire de l’art : sur une face, « l’encadrement figurant une pagode » (en miroir, dessus et dessous), les « clochetons » et les « colonnes » rappellent autant les décors d’architecture ou d’ameublement du Moyen-Âge que les pagodes ; tandis que, sur l’autre face, l’entrelacs des chrysanthèmes et lis tigrés « du Japon » autour d’une baguette aux formes géométriques donne à ces motifs floraux une touche Art Nouveau, qui est aussi d’époque.
Quant aux Kremer, dont le couple est formé d’un Lorrain et d’une Bretonne, catholiques pratiquants, les deux lettres conservées vont au-delà d’une histoire familiale particulière comme de leur sincère piété (sur ce sujet, J.-B. Kremer est très sobre) : elles témoignent du souci – jamais nostalgique – de maintenir, voire de tisser des liens nouveaux entre métropole et lieu d’expatriation. D’une part, en passant commande aux ateliers des Auxiliatrices d’une bannière de procession, ils s’affirment en tant que membres actifs de la communauté française de Shanghai ; d’autre part, en l’offrant à une église de Bretagne, ils manifestent leur attachement à leur patrie d’origine. La bannière brodée sur deux faces et en deux langues est l’emblème de cette double attitude propre à nombre d’expatriés, d’hier à aujourd’hui.
En tout cas, c'était une excellente idée puisque le résultat est là, toujours vivant : à Saint-Brieuc, la bannière est encore portée en tête de la procession annuelle de Notre-Dame d’Espérance à la fin du mois de mai. Sans doute peut-on y voir l'une des rares traces subsistantes des travaux d’art produits par ces jeunes filles à l’époque de la Concession française de Shanghai.
Remerciements
Je remercie beaucoup Mme Maryline RICAUD, archiviste aux Archives Diocésaines de Saint-Brieuc (ADSB), de m’avoir si rapidement envoyé par courriel les lettres de mes arrière-grands-parents et la description de la bannière publiée dans « Le Messager de N.-D. d’Espérance ».
Merci à Mme Garance GIRARD, responsable de l’opération Lieux et objets de pardon et de pèlerinage en Bretagne qui m’a permis de découvrir leur don, ainsi qu’au service de l’Inventaire du Patrimoine Culturel en Bretagne pour m’avoir autorisée à en reproduire les photos.