Les Pères fondateurs de l’ancienne Concession française
Rédigé par David Maurizot
Fin 1842. Panique à Paris à la cour du roi Louis-Philippe. Les Anglais, après une longue guerre, viennent de soumettre la Chine : de nouveaux ports vont s’ouvrir à leurs navires de commerce. Shanghai est l’un d’eux. Il faut rattraper sans plus attendre ce retard pris sur les intrépides marchands de sa Majesté britannique, le roi des Français dépêche alors une mission diplomatique en Chine. Objectif : obtenir les mêmes privilèges que la perfide Albion !
Un traité sera conclu en octobre 1844. Mais la France est déjà prise de vitesse : les Américains ont signé leur propre accord avec l’Empire du Milieu quelques semaines plus tôt, en juillet. Toutefois, les Français vont pouvoir jouir des mêmes privilèges que les Anglo-saxons : sur les territoires qui leur seront concédés par les autorités chinoises, ils pourront acheter des terrains et ne seront soumis qu’aux lois de leur propre consul – et non aux lois chinoises. C’est ce qu’on appellera le "privilège d’extraterritorialité" : le sol de ces enclaves dédiées aux marchands étrangers reste sous souveraineté chinoise, mais le droit qui y est applicable est celui d’une puissance étrangère. La Concession française de Shanghai allait naître …
Le créateur : Charles de Montigny
Les autorités de Shanghai n’ont que faire de ces diables d’étrangers qui se comportent comme des barbares en pays conquis. Sans broncher, ils leurs attribuent des petites concessions loin des murailles de la ville : au Sud de Suzhou Creek en 1843 pour les Anglais, au Nord de cette petite rivière en 1845 pour les Américains. Sous l’autorité de leurs consuls respectifs, les maisons de commerce anglo-saxonnes s’établissent alors les unes après les autres sur cette bande de boue le long du fleuve Huangpu.
Du côté des Français, les choses vont toutefois se révéler plus compliquées. Et plus lentes. En Chine, c’est l’éternelle France colbertiste qui est à pied d’œuvre : la présence française n’est pas le fait de quelques marchands intrépides mais d’une volonté politique : elle est littéralement le fait du roi.
Or, le traité, identique à celui négocié avec les Anglais et les Américains, est pourtant bien clair : une concession ne peut être octroyée par les autorités chinoises que si, et seulement si, un homme d’affaires français fait une demande d’acquisition d’un terrain. Et, entre 1844 et 1848 aucun commerçant français ne pointera le bout de son long nez à Shanghai…
Mais qu’à cela ne tienne ! Le 25 janvier 1848, le diplomate Charles de Montigny, accompagné de sa mère, de sa femme, et de ses deux filles, débarque – sur un navire anglais – à Shanghai. Dans la grande tradition française, c’est l’Etat qui précède les intérêts commerciaux… plus de trois ans après la signature du traité…
La tâche de Montigny est tout simplement herculéenne : il va devoir créer une Concession à partir d’un vaste néant. Cela tombe bien, notre premier Consul de France à Shanghai n’a pas froid aux yeux. Idéaliste, ancien militaire, il ne variera pas d’un millimètre de son objectif. Il ne cédera rien.
Le confort de la Concession anglaise (qui a déjà cinq ans d’âge) ne lui plait pas. Il n’y est pas en France. Il décide de s’installer dans une petite bâtisse en ruine faite de bois et de torchis, sur un « terrain neutre », entre le territoire anglais et les murs de la ville chinoise. Peu importe si sa demeure est régulièrement inondée par les crues du Huangpu. Peu importe si le domestique de la famille y meurt de dysenterie. C’est là qu’il a jeté son dévolu. Là, sur ces quelques arpents de marécages hantés par des tumulus funéraires, Charles de Montigny va fièrement hisser l’étendard tricolore.
Car oui, un miracle cela se provoque ! En juillet, un premier commerçant français, déjà établi à Canton depuis de nombreuses années, débarque à Shanghai. Il s’agit de Dominique Rémi, négociant en vins et spiritueux, et importateur d’horloges. Rémi a compris tous les bénéfices qu’il pouvait retirer de la situation en s’alliant aux intérêts du Consul. Sans plus attendre, il fait une demande d’acquisition d’un terrain. Voilà le prétexte tant attendu par Montigny !
Après de longues palabres et d’âpres négociations avec les autorités chinoises, un accord est finalement arraché : le 6 avril 1849 naissait la Concession française de Shanghai.
Ses dimensions ? 66 hectares. Soit bien moins que les 200 hectares de la Concession britannique. Il s’agit en fait d’un bout de marécages, avec pour centre le « Consulat » de Montigny. La Concession est délimitée à l’Est par le Huangpu, au Nord par la Concession anglaise dont elle est séparée par un petit canal, le Yang-king-pang (aujourd’hui Yan’an Lu), au Sud par les murs de la ville chinoise (aujourd’hui Renmin Lu), et à l’Ouest par un autre petit canal (aujourd’hui Xizang Nan Lu). La rive boueuse du Huangpu, où viendront accoster les bateaux français est alors pompeusement baptisé « Quai de France » par Montigny. Simple petite route à l’origine, on la surnommera par la suite le « French Bund » (notre Zhongshan Dong Er Lu actuelle).
Le cerbère de la Concession: Benoît Edan
En 1853, après quatre ans de bons et loyaux services, Charles de Montigny est rappelé par sa hiérarchie en France. Il est remplacé par un employé de la Maison Rémi : un nommé Benoît Edan. Ce Consul honoraire ne mettra pas moins de zèle à la tâche que son illustre prédécesseur.
Cela tombe bien ! Montigny à peine parti, voici que de nouveaux défis s’élèvent ! La Chine est secouée par la Révolte des Taiping. Le fondateur de cette secte, dans un délire confucéo-chrétien, se prend pour le frère cadet de Jésus-Christ. Il part littéralement en croisade contre le pouvoir impérial de Pékin. Une guerre civile, qui fera des millions de morts, se déroule sur tout le territoire chinois.
A Shanghai, la ville murée est conquise par les rebelles, et plus de 20.000 réfugiés chinois vont chercher asile et sécurité dans les concessions étrangères. Celles-ci devaient à l’origine être des quartiers réservés aux « barbares étrangers », les voilà maintenant peuplées à majorité de Chinois. Vont alors se bâtir les premiers lilongs : ces quartiers fermés aujourd’hui si typiques de Shanghai – avec leurs maisons mitoyennes munies de portail en pierre (les shikumen). Avec leur architecture particulière, les lilongs pouvaient donc s’auto-gérer et, si nécessaire, s’auto-protéger.
Face à ces nouveaux défis, les consuls anglais, américains et français renoncent à leur isolement respectif et choisissent de s’unir. Afin qu’aucune nation n’ait le dessus sur une autre, les consuls décident de créer un régime administratif unique aux trois concessions et de le remette aux mains des plus importants propriétaires fonciers. Ceux-ci éliront un conseil municipal unique, qui sera en charge de l’administration et de la protection du territoire ainsi unifié. Une sorte de république des marchands. La Concession internationale venait de naître.
Moins de quarante ans à peine après Waterloo, la pilule reste toutefois difficile à avaler pour les Français. Surtout pour le successeur de l’auguste Montigny. Le doute commence à envahir le Consul Edan trois semaines seulement après la finalisation du texte de fusion. Les intérêts français sont-ils vraiment préservés ? Gagne-t-on quelque chose au change ? Edan envoie alors courrier sur courrier à son administration. Il harcèle les consuls anglais et américains. L’esprit de l’accord était louable, dit-il, mais en pratique les intérêts de la France sont bafoués. Il se plaint à maintes reprises. Non sans raison, il ne veut pas se soumettre aux intérêts des marchands anglais majoritaires.
Puis en 1854, une goutte de rosée fait déborder le vase en porcelaine : lors de discussions à caractère militaire les Anglais et les Américains se refusent, pour des raisons tactiques, à s’engager à défendre le quartier français en cas d’attaque des rebelles chinois. Comment ?! Le territoire si chèrement conquis par Montigny laissé sans défense ? Inadmissible ! L’orgueil français ne se laissera pas insulter une seconde de plus !
La partie française se retire alors, et maintient avec fermeté son indépendance. Quelques années plus tard, le Consul créera sur « son territoire » son propre conseil municipal, dont il sera le seul et unique chef. Dans la Concession française ce ne sont pas les bas intérêts commerciaux qui feront loi. Non, c’est l’administration dans toute sa splendeur qui règnera. Le modèle français est préservé dans toute sa majesté. La Concession internationale, elle, devra attendre que la Révolte des Taiping s’achève et ne verra juridiquement le jour qu’en 1863.
Ainsi, et pendant presque un siècle, Shanghai sera divisée en trois entités distinctes : la zone sous administration chinoise, celle de la Concession internationale dirigée par le Shanghai Municipal Council, et celle de la Concession française sous l’autorité d’un consul détenant tous les pouvoirs. Chacune avec ses coutumes, ses règles, sa police, etc. Le terreau parfait pour des gangsters en tout genre. Mais cela est une autre histoire…