Les canonnières françaises du Yang-Tsé (1) : de Shanghai à Chongqing (1901-1940)
Rédigé par Michel Nivelle, d’après Hervé Barbier
Rappelons-nous qu’en 1898, par l’accord du 10 avril, la France obtient de la Chine la concession de la construction d’un chemin de fer entre Lao Cai et Yunnanfou se raccordant à la voie ferrée de Haiphong au Tonkin. Cette concession permet de créer le véritable axe de la pénétration française en Chine. C’est la première étape. L’établissement d’une liaison entre Yunnanfou et Chongqing en serait la seconde. Néanmoins,pour parvenir à réaliser l’objectif d’une liaison entre l’Indochine, et le Sichuan, il devient nécessaire de reconnaître le Haut-Fleuve Yang-Tsé mais aussi de s’y installer de façon durable afin de pouvoir soutenir véritablement le développement d’une liaison, soit par voie fluviale, soit par voie ferrée entre Chongqing et Yunnanfou (aujourd’hui Kunming). Pour réaliser cet objectif, les autorités françaises ne disposent que d’un seul et même moyen les canonnières. L’année 1901 voit donc l’apparition des canonnières françaises sur le fleuve Yang-Tsé.
Mythique, ce fleuve est le quatrième du monde par sa longueur d’environ 6.000km, et le troisième par son débit moyen annuel de 30.000m3/s. Il sépare la Chine du nord de celle du Sud, et a toujours été naturellement la principale artère de la vie économique chinoise. Sa source est située à 4.600m d’altitude sur les plateaux désertiques du Tibet oriental. Le Yang-Tsé, appelé aussi fleuve Bleu est navigable sur 2.650 km, de Suifou à Shanghai. Après une naissance tourmentée dans la première partie torrentielle de son cours où il est totalement impropre à la navigation, même pour les jonques, le fleuve peut être répertorié en quatre parties.
Tout d’abord, le bief supéreur, 350km de Suifou à Chongqing avec un lit relativement large, ensuite vient le Haut-Fleuve, qui se prolonge jusqu’à Yichang sur 600km.
Pour atteindre Yichang, les jonques et les vapeurs doivent franchir plus de cinquante rapides et trois gorges. Après Yichang, c’est le Moyen-Fleuve qui commencé, et se prolonge jusqu’à Hankéou, un seul grand port entre ces deux villes, c’est Sashi qui reçoit les marchandises du Sichuan, du Yunnan, du Guizhou mais aussi du Guangxi et du Guangdong. Hankéou, Hanyang et Wuchang, villes regroupées aujourd’hui sous le nom de Wuhan sont un carrefour stratégique important car les vapeurs de mer peuvent y remonter, et à partir de 1905, un chemin de fer les relie à Pékin. A partir de cet endroit, et jusqu’à Shanghai, on entre dans le Bas-Fleuve.
Le Yang-Tsé large et profond coule alors entre deux rives bordées de digués, où se sont développées un grand nombre de villes commerçantes comme Wuhu, Nanjing et Tchan-Kiang villes accessibles aux commerçants étrangers depuis le Traité de T’ien-Tsin (Tianjin) en 1858 (seconde guerre de l’opium).
Le fleuve se termine enfin par un delta à Nanjing et un estuaire : la métropole de Shanghai construite sur une boucle du Huangpu qui se jette à Wu Song dans l’estuaire du Yang-Tsé est à l’époque le centre du commerce international en Chine.
Le Yang-Tsé est un fleuve tropical qui est sujet à des crues l’été par l’action combinée de la fonte des neiges tibétaines, et des grandes pluies de mousson. L’ampleur de la crue est énorme, elle atteint huit mètres, et plus à Chongqing en 24 heures. Ce régime particulier du fleuve s’accompagne d’une navigation particulière. Sur le Bas-Fleuve, la navigation est facile malgré la présence de bancs de sable. Le Moyen-Fleuve présente des difficultés plus grandes à cause du peu de profondeur en basses-eaux ce qui exige la présence de pilotes locaux. Après Yichang, ce sont les gorges du Haut-Fleuve, et la navigation à travers les rapides commence. Des courants traversiers prennent naissance, verticaux et intermittents. Ce sont les sources. Chaque rapide du Yang-Tsé est unique et la configuration de chaque rapide évolue en fonction de la saison. La remontée d’un rapide par une jonque n’est possible qu’avec le concours de haleurs, de véritables forçats qui devaient tirer comme des bêtes, tous à quatre pattes pour essayer de s’accrocher à la terre.
La première expérience française sur le fleuve date de 1863 lorsque l’aviso Kien-Chan commandé par l’enseigne de vaisseau Laurens, explore le Bas-Fleuve jusqu’à Hankou.
Politiquement, prétendre au protectorat de la vallée du Yang-Tsé, c’est dominer la Chine ! L’Angleterre a mis en place une véritable zone d’influence économique sur la vallée du Yang-Tsé. Riveraine de la Chine par ses colonies indochinoises, la France affirme son autorité sur trois provinces du sud : le Guangxi, le Guangdong et le Yunnan. La rivalité franco-britannique se poursuit à partir de 1900 dans la zone du Yang-Tsé, et plus particulièrement dans la région du Haut-Fleuve. Le Sichuan est ses richesses deviennent le véritable objectif des Anglais et des Français. La course du Haut-Fleuve s’engage, et les Anglais sont les premiers à envoyer des canonnières sur le cours supérieur du Yang-Tsé.
En 1896, un commerçant Anglais, Archibald Little réussit pour la première fois avec un vapeur la remontée du Haut-Fleuve jusqu’à Chongqing, et le mythe des rapides infranchissables s’effondre. Little construit alors un navire conçu spécialement pour naviguer sur le fleuve. Il s’agit d’un vapeur à roue de 54 mètres de long, et qui atteint la vitesse de 14 nœuds, vitesse indispensable au franchissement des rapides. Dans le même temps, l’Amirauté britannique décide l’envoi de deux canonnières sur le Haut-Fleuve, le Woodcock et le Woodlark, unités de 130 tonnes développant une puissance de 600 chevaux mais qui n’atteignent qu’une vitesse de 10 nœuds, ce qui est insuffisant pour franchir les rapides en sécurité.
En 1897, le Quai d’Orsay s’interroge sur l’opportunité d’une présence navale française durable au Sichuan. Il souhaite assurer en Chine la protection des missions catholiques, et des quelques intérêts économiques français. C’est une stratégie défensive des autorités diplomatiques françaises qui jugent la présence de canonnières indispensable pour rassurer, défendre et en dernière limite évacuer nos nationaux.
En 1900, le principe de l’envoi d’une canonnière sur le Haut-Fleuve semble acquis d’autant plus qu’il n’existait pas d’opposition de la part des autorités chinoises. Pourtant au début de 1901, rien n’est décidé. En mars 1901 pourtant, un programme est élaboré pour la construction de deux canonnières capables de donner une vitesse de 16 nœuds, le 24 mars la commande est passée au service technique de l’état-major général de la marine. Les délais de livraison se révèlent néanmoins relativement longs, environ un an de la construction en France à la recette définitive à Shanghai. Finalement, les deux bâtiments seront commandés à une compagnie anglaise, et livrés à Hong Kong pour affectation dans le bassin du Si-Kiang, proche de l’Indochine, et présentant un intérêt tout aussi stratégique pour la France que la Chine centrale.
La livraison des deux canonnières n’étant plus prévue à court terme, le Vice-amiral Pottier propose l’achat d’un petit bâtiment provisoire qui permettrait de déterminer les modifications à apporter pour la construction d’une seconde canonnière. Le 21 juillet 1901, un vapeur à deux hélices construit par le chantier anglais Farnham, Boyd and Co. de Shanghai dont la vitesse ne dépasse pas les 11 nœuds est proposé, acheté et livré le 10 septembre. La marine française baptise sa nouvelle unité du nom d’Olry en mémoire de l’Amiral Olry mort en 1891. Son commandement est confié au lieutenant de vaisseau Hourst.
Les Anglais la surnomme « soapbox ». Elle jauge 165 tonnes, et ses deux chaudières ne développent que 530 chevaux. Son armement se compose de six canons de 37 mm TR (à tir rapide). Le confort sur l’Olry n’existe pas. Les aménagements sont étroits et inconfortables. Un compartiment est occupé par le poste d’équipage réservé aux Chinois. Il voit s’y entasser une quinzaine d’hommes sur une longueur de 6,5 mètres. Sur le pont avant, se trouve le logement des officiers qui comprend quatre chambres et une salle de bain. Ces pièces sont ridiculement petites.
L’originalité de l’Olry réside dans son système de propulsion par hélices sous voûte qui consiste à placer la ligne d’arbre au niveau de l’hélice. Dès que l’hélice se met en mouvement, l’air est expulsé et remplacé par de l’eau. La seule installation électrique est une dynamo portative, et il n’y a aucune installation radio à bord.
Pour accompagner l’Olry sur le Haut-Fleuve, on décide de lui adjoindre une annexe : le Takiang, chaloupe à vapeur qui mesure 15 mètres de long et dont la vitesse atteint péniblement 7 nœuds. Hourst dispose néanmoins d’un équipage français compétent composé au total de 25 hommes. Il est cependant nécessaire d’engager un équipage chinois et, notamment un pilote indispensable pour le franchissement des rapides.
Près de quatre ans après les premiers échanges ministériels, et plus d’un an après les Anglais, la France charge le lieutenant de vaisseau Hourst d’installer la marine française dans la province du Sichuan.