Samuel Cornell Plant : (2) Au service des Français
rédigé par David Maurizot
Dans cet article, revenons sur l’histoire du marin britannique Samuel Cornell Plant. Après le récit de son arrivée en Chine et de sa première remontée du Yang-Tsé, retrouvons-le maintenant au service de la marine française.
Le franchissement du Ié-t’an, le « rapide sauvage »
Nous sommes le 23 octobre 1901, l’Olry, le premier navire français à s’aventurer aussi loin sur le Yang-Tsé, vient de quitter Itchang (Yichang). L’horizon est rempli de hautes montagnes qui semblent jaillir comme des escaliers à l’assaut du ciel. Elles se jettent en d’impressionnantes falaises dans le fleuve et empêchent la lumière du jour d’arriver. L’un de ces colosses se dresse face à la canonnière française, comme une muraille infranchissable. Sur un côté on aperçoit une ouverture. Là : un chenal. Une centaine de mètres de large qui étonne par contraste avec la vaste étendue d’eau traversée depuis le départ de Shanghai. . « On se demande invinciblement comment cela peut être le même fleuve » note le commandant Hourst. Le chenal se rétrécit. Le Yang-Tsé devient sombre, quasiment noir. Le courant s’accélère sensiblement. Le navire commence à se déporter vers la droite, puis soudainement vers la gauche. Les matelots sentent qu’ils changent de monde. L’eau, ici, ne se comporte plus de la même façon. Le Captain Plant, aux aguets, prend pour la première fois la barre : voici les premiers rapides !
Comme sur le Pioneer un an plus tôt, la méthode Plant est mise en application. Le commandant Hourst la retranscrit ainsi : « C’est à grands coups de barre, avec une rapidité et une précision considérable, en s’aidant de l’instinct du pilote chinois qu’on peut tenter l’approche du rapide et le réussir. Pour forcer le rapide un bâtiment doit d’abord s’avancer aussi haut que possible sans entrer dans la langue, mais aussi sans se laisser entraîner dans la partie où règnent des contre-courants. C’est donc sur le bord de la langue qu’il faut se maintenir. Puis, il faut glisser en quelque sorte le bateau dans la langue. Cet instant est extrêmement périlleux. Une fois le bâtiment engagé entièrement dans la langue, le gouvernail le tient facilement. Il n’y a plus là en effet de contre-courants, de sources ou de tourbillons. Mais il n’avance plus, il est, comme buté contre un mur. Très doucement alors avec le moins de barre possible on traverse vers l’autre rive. Plus on ira lentement, plus on réussira. »
Le lendemain soir, l’Olry s’arrête au niveau du terrible Ié-t’an (Ye Tan). Le « rapide sauvage », en chinois. Le plus dangereux du Haut-Yang-Tsé. Les jonques ne le franchissent qu’à l’aide d’une double corde tirée par parfois plus de 100 haleurs. On ne l’aborde qu’avec respect. Sans oublier les moultes offrandes à remettre aux dragons qui le hantent. Puissent-ils rester assoupis ! Puissent-ils ne pas dévorer le marin trop audacieux !
Cependant pour les lourds navires étrangers : seul un passage à la force de la vapeur est envisageable. Celui-ci se fait dans des conditions particulières, imaginées et inaugurées par Plant sur le Pioneer. L’effort demandé est si considérable que la propulsion habituelle ne suffit pas à elle seule : le bateau doit également se haler (se tirer, se remorquer) sur une aussière (un gros cordage employé, entre autres, pour le remorquage) en acier grâce à un système de poulies actionné par un treuil installé sur la proue de l’embarcation. Se saisir de l’aussière est probablement la manœuvre la plus délicate : l’une de ses extrémités est amarrée solidement à la berge en amont du rapide tandis que l’autre est d’abord porté par un sampan, qui, ensuite doit le transmettre au navire au moment idoine, souvent en plein milieu des tourbillons.
C’est dans ces conditions dantesques que l’Olry retrouve le HMS Kinsha, l’ancien Pioneer d’Archibald Little et de Cornell Plant, converti en canonnière par la Navy britannique. Celui-ci mouille en aval du Ié-t’an suite à une avarie. Après trois tentatives, il n’a pu que se soumettre à la puissance surnaturelle du rapide. Poussée à bout, la chaudière du navire a en partie explosée. La catastrophe a été évitée de peu. Le voilà immobilisé et contraint à hiverner ici.
Visites de courtoisie entre officiers. Les équipages, eux, se toisent. Les Britanniques se moquent bien de ces Français inconscients, avec leur « planche à savon » moins performante que leur canonnière. De doux inconscients ces mangeurs de grenouilles ! Ils parient sur le naufrage inévitable du navire français. Rule, Britannia! rule the waves!
Le lendemain, en début d’après-midi, l’Olry s’élance. Il récupère l’aussière dès la première tentative. Le halage au treuil commence. La canonnière avance. Lentement. Mètre par mètre. Soudain, une poulie se brise, blessant deux marins ! Comme par miracle, on arrive à retenir l’aussière tandis qu’on installe une nouvelle poulie. Le halage recommence. Quelques mètres à peine franchis, en voilà une autre qui se brise ! Les mains des hommes sont ciselées par ce câble en acier qu’il faut dompter et maintenir à tout prix sur le treuil. Le sang se mêle à la sueur. Une autre poulie rend l’âme ! Il n’y a plus de rechanges ! « A shakle! » s’écrie Plant à plein poumon. Personne ne comprend. Il frappe du pied. Il mime. Rien n’y fait. Un des marins blessés, avec un flegme étonnamment britannique pour un Français, se rend tranquillement dans sa cabine. Il en ressort avec un gros dictionnaire d’anglais. Le feuillette lentement. Parcours du doigt une page. Plant ne tenant plus en place le couvre d’injures. Finalement, la traduction arrive : une manille (boucle de fer qui se ferme au moyen d’une tige) ! Voilà qui fera l’affaire pour quelques nouveaux mètres. Puis, comme à bout de souffle, le navire s’immobilise. La chaudière est pourtant à plein régime. La cheminée crache une flamme rouge de trois mètres de haut ! Si la machine venait à rendre l’âme, ici en plein milieu de la langue, l’Olry sera emporté comme un vulgaire fétu de paille et ira se briser en aval. Dans un éclair de génie, le commandant Hourst décide de faire réduire la vitesse de l’hélice pour accroître la puissance du treuil. Pendant 20 longues minutes – ne sont-elles pas plutôt des heures ? – on gagne quelques centimètres qu’on reperd ensuite. Plus rien ne bouge. Depuis la berge, même les Anglais qui sont venus contempler l’inévitable échec français retiennent leurs souffles. Puis, lentement, très lentement, le navire avance. Doucement, tout doucement, l’Olry franchit le rapide. La vapeur terrasse les dragons. L’Olry, enfin, pénètre en eaux sûres. Il rejoint la berge. S’amarre. « Deux heures et demie pour faire 600 mètres ! » écrira Hourst.
Les hommes épuisés n’ont même plus l’énergie de panser leurs blessures. Quel combat ! L’aussière de 200 mètres de long s’est allongée de 28 mètres sous la force de l’effort ! L’arbre du treuil, en acier, a été tordu d’une façon appréciable !
Autres frayeurs
Le Ié-t’an franchit, l’expédition n’en est pourtant pas arrivée à son terme. Méthodiquement, le navire progresse dans les gorges. L’Olry franchit rapide après rapide – parfois, mais rarement, avec l’aide de l’aussière. Rétrospectivement, Hourst écrira au sujet de ces rapides : « Chacun d’eux a son régime, tel difficile à telle hauteur d’eau sera facile avec plus ou moins de crue. Aucun n’est absolument inoffensif pour un bâtiment à vapeur, toujours exposé à rencontrer un tourbillon anormal, à se trouver à la merci d’un faux coup de barre, d’une seconde d’inattention. » Le plus grand danger était, en effet, de se laisser gagner par la confiance et de sous-estimer la difficulté.
Or, en octobre, certains rapides sont beaucoup moins violents que pendant les crues de l’été. Ils n’en restent pas pour le moins sournois. Ainsi est-ce le cas du Pao-Tse-Tan (Bao Zi Tan), dans l’une des dernières gorges. En cette saison, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Sa langue a quasiment disparu. Ne reste plus quelques tourbillons, manifestant ainsi sa présence. On se décide, sûrement trop vite, à le passer à la seule force de l’hélice, sans avoir recours à l’aussière et au treuil.
Le navire s’élance. Mais, tout d’un coup, voilà qu’un tourbillon se réveille violement. Le bateau est projeté vers la rive droite. « En arrière, toute ! » s’écrit Hourst aux mécaniciens et « Hard over! » enjoint-il à Plant. Le navire obtempère. L’Olry après avoir quasiment touché la rive droite part maintenant vers la rive gauche… perpendiculairement au fleuve. Poussé par l’eau le voilà qui descend le rapide, louvoie au milieu des écueils, perdu dans les tourbillons, avant de se redresser miraculeusement pour finalement reprendre l’axe du fleuve.
La canonnière vient de faire une tête à queue, en frôlant parfois à moins d’un mètre des roches… Il règne sur l’embarcation un silence de mort. La catastrophe a été évitée de peu.
Après avoir repris leurs esprits, Hourst et Plant décident finalement… d’utiliser l’aussière et le treuil…
Le 13 novembre, voici enfin Tchong-king (Chongqing) ! Les terribles gorges ne sont plus qu’un mauvais songe. Les dragons ont été vaincus. Le succès est total pour les Français. Les marins sont fiers de faire flotter le pavillon tricolore sur le fleuve alors que le navire britannique est, lui, resté coincé dans les gorges.
Le commandant Hourst, de son côté, n’a que des éloges à faire de Plant : « Il a été merveilleux d’audace tranquille, de sang-froid, de science, d’habileté. » écrit-il à son supérieur. Les services consulaires de sa Majesté, eux, rendront compte avec dédain du succès français : si ces incapables de Français ont réussi, ce n’est évidemment que parce qu’un Anglais tenait la barre !
La disgrâce d’Hourst
Rapidement, les Français s’établissent en aval de la ville en élevant à Ouan-kia-to (Wang Jia Tuo / 王家沱) une caserne qui permettra à la future flottille française du Yang-Tsé de disposer d’une base solide et durable sur le Haut-Fleuve. Pendant cette pause hivernale, Plant en profite pour ramener sa femme, Alice, qui était restée à Itchang. Hourst en parlera en termes élogieux et mentionnera même cette anecdote sur celle qui partagera toutes les aventures de son mari : « Plant nous conta que, lors de son premier voyage, dans un rapide où il n’avait pas disposé d’amarres et qui se présenta infranchissable, il voulut envoyer une ligne à terre en l’attachant à une fusée et, par son secours, faire parvenir un câble pour se haler dessus. Aucun homme de son équipage, blanc ou Chinois, ne comprenait son idée ; tous s’y prenaient très maladroitement et, durant ce temps, le bâtiment courait grand danger de perte. Ce fut Mme Plant qui attacha la ligne et fit partir la fusée. »
Puis, le 14 mai 1902, avec la fin de la saison des basses-eaux, Plant reprend la barre de l’Olry. L’expédition va poursuivre l’exploration du fleuve plus en amont et rejoindre Suifou (aujourd’hui Yibin) – car, en effet, Hourst a pour mission de trouver une voie naturelle qui permettra de rejoindre Tchong-king à l’Indochine – pour couper l’herbe sous le pied des Anglais au Sichuan.
Arrivé à Suifou sans encombre dès le 22 mai, la situation se complique et force Hourst à changer ses plans. A peine deux ans après les troubles qui ont secoué Pékin lors de la Révolte des Boxers, Tchen-tou (Chengdu) est à son tour prête à entrer en ébullition contre les diables d’étrangers et leurs serviteurs chrétiens. Il n’en faut pas plus pour que le commandant français se dirige sur le Min, affluent du Yang-Tsé, en direction de la capitale provinciale au nord.
Comme si la chance les abandonnait, la navigation devient alors laborieuse. Un matin, la rivière se transforme subitement en un torrent et l’Olry est échoué pendant deux jours, avec son gouvernail avarié. Réparé par les moyens du bord, Kiating (Leshan) est enfin en vue le 23 juillet. Ici, le tirant d’eau de l’embarcation française est bien trop important pour cette modeste rivière. Hourst, avec trois marins et un canon, continuera à pied. C’est ainsi, armé de son couteau et d’un bout de ficelle, que l’énergique commandant français renversera quasiment seul et « miraculeusement » (selon le père Pontvianne, procureur de la mission de Tchen-tou) la situation. L’ordre sera rétabli in extremis au Sichuan.
L’expédition sera toutefois jugée sévèrement par les laïcards qui viennent d’arriver au pouvoir à Paris, qualifiée avec dédain de « semi-épiscopale et semi-militaire ». On est alors en pleine affaire Dreyfus. Hourst se voit lamentablement contraint à prendre le chemin du retour en France. A son départ, « le brave Plant et sa courageuse femme pleurèrent presque » note-t-il.
L’établissement à Tchong-king
Plant restera au service de la marine française sur le Yang-Tsé jusqu’en 1909. Entre temps il décide de s’installer durablement à Tchong-king. Quand il n’est pas sur la canonnière française – c’est-à-dire une grande partie des mois d’hiver – il prend du bon temps et navigue sur sa Junie, une jonque chinoise qu’il a fait spécialement construire et aménager pour lui et sa femme.
En juillet 1905, il achète trois lots (dont un à la veuve du postier français Viallon) d’un terrain perché sur une des collines faisant face à la ville, là où la communauté étrangère réside. Début 1907, « son palace » est achevé. Il y établit le « Chungking Club » pour divertir les marins étrangers qui s’ennuyaient alors fermement. Dans une ville sans distraction ni accommodement moderne, le Club devint rapidement un lieu incontournable.
Puis, à force de navigation, il devint si familier avec le fleuve qu’il se remit à bâtir des plans, semblables à ceux qu’il avait imaginé plus tôt avec Archibald Little, pour établir une liaison commerciale régulière sur le Haut-Yang-Tsé. Il en était sûr, il ferait ainsi fortune. En 1908, avec l’accord de la Marine française pour qui il était toujours sous contrat, il s’associa alors avec le gouvernement local et des investisseurs et lança ainsi une compagnie maritime dont il allait être le superintendant. La Sichuan Navigation Company venait de naître…
À suivre…
Une liste détaillée des sources sera disponible à la fin de cette série d’articles.