France (Hautes-Pyrénées) : Les deux bannières de la basilique de l'Immaculée-Conception de Lourdes
Rédigé par Marie-Ange Jourdan de Gueyer
La bannière de procession fabriquée à Shanghai en 1899 pour l’église N.-D. d’Espérance à Saint-Brieuc était-elle un cas isolé ? Peut-on retrouver aujourd’hui d’autres bannières jadis brodées en Chine et qui soient arrivées jusqu’en France ? La question posée en ligne nous conduit directement à… Lourdes dont le Sanctuaire possède une collection exceptionnelle de bannières, offrandes des paroisses et diocèses français, des missions à l’étranger ou de simples pèlerins, rassemblées au fil du temps et provenant du monde entier. Parmi elles, deux bannières de Chine. Et non seulement celles-ci sont sorties également des mains des ouvrières travaillant aux ateliers des Auxiliatrices du Purgatoire du Seng Mou Yeu, mais elles ont été confectionnées et remises à une date proche de celle de Bretagne : l’une en 1896/1897, deux ans avant ; l’autre, en 1901/1902, deux ans après.

Leur fabrication s’étale donc sur cinq ans, toutes trois conçues selon une même structure à double face, en satin ou taffetas de soie, découpée en lobes sur la partie inférieure et bordée de passementerie. Sur une face, des motifs floraux encadrent une inscription, tantôt en français, tantôt en chinois, alors que, sur l’autre face, chacune porte une broderie centrale spécifique, accompagnée d’une autre inscription et de décorations secondaires. Cependant, les deux bannières de Lourdes ont des dimensions plus imposantes que leur sœur offerte à Notre-Dame d’Espérance ; leurs broderies sont plus complexes, plus étendues et, surtout, identifient les donateurs. Ce qui tient à leur fonction : si la bannière de Saint-Brieuc (de taille modeste : 1600 x 830 mm) est une véritable bannière de procession brodée à l’effigie de la Vierge qu’elle célèbre, sans autre nom que son lieu d’origine, les deux autres sont destinées à être suspendues au sein de la basilique de l’Immaculée-Conception à Lourdes, parmi la forêt des autres bannières exposées ; la première (1650 x 880 mm) est offerte par l’établissement des religieuses Auxiliatrices de Shanghai, la seconde (1890 x 1000 mm) par un groupe ou une famille de fidèles au nom de la communauté catholique chinoise de la région. Confectionnées à la suite d’événements dramatiques, toutes deux sont des ex-voto qui ont besoin d’être explicités.
Bannière dite des Auxiliatrices du Purgatoire de Shanghai

Un compte-rendu du Journal de la Grotte de Lourdes[2] relate les circonstances de ce premier don :
Le 8 août 1895, le choléra asiatique s’abattait sur l’établissement des Auxiliatrices du Purgatoire près de Shang-Haï (Chine). Une sœur, arrivée depuis quelques mois, et qui avait commencé avec de merveilleux succès une école de sourds-muets, fut la première victime du fléau. Malgré tous les soins qui lui furent donnés dès les premiers instants, elle succombait après quelques heures de cruelles souffrances. Presque en même temps une jeune novice était frappée à son tour et sa Mère Maîtresse, en lui prodiguant ses soins, contractait la terrible maladie. Une 4ème sœur ne tardait pas à être terrassée par le fléau et le même jour, trois cercueils étaient rangés devant l’autel dans la chapelle de l’établissement ; un 4ème les suivit bientôt. L’implacable fléau, frappait de nouveaux coups : une 5ème sœur avait reçu les derniers sacrements. Les symptômes de la mort ne laissant plus aucun espoir on prépara le cercueil. La consternation était grande parmi les 600 jeunes filles et enfants confiées à la direction des Auxiliatrices et la Mère Supérieure voyant tomber autour d’elle ses meilleures aides, redoutant de voir le fléau continuer ses ravages parmi son nombreux personnel, passait par de cruelles angoisses. Dans une si douloureuse épreuve, élevant son cœur vers la Très Sainte Vierge, protectrice de l’établissement, elle la supplia d’obtenir de Dieu la cessation du fléau et fit vœu d’envoyer en ex-voto à Lourdes une bannière brodée par ses habiles ouvrières. A peine ce vœu était-il formé que l’agonisante revint à la vie. Celles qui étaient déjà atteintes se trouvèrent mieux, et aucun autre décès ne suivit ces morts foudroyantes.

Cette poussée de choléra, toujours endémique à Shanghai en ce temps-là, « qui tue, en une seule journée, six de ses consœurs »[4], a fait grand bruit dans la Concession et « le Consul de France » s’est rendu en personne aux funérailles de l’une d’elles[5]. Le couple Kremer ne pouvait manquer d’être au courant et Mme Kremer a pu entendre parler, ensuite, de la bannière promise à Notre-Dame de Lourdes. Comme celle qu’ils feront fabriquer plus tard pour Saint-Brieuc, celle-ci est bicolore. Sur la face bleu clair, les religieuses ont voulu que soit représenté leur domaine : les nombreux bâtiments qui abritent leurs œuvres (orphelinat, écoles, ateliers d’ouvrières etc.) se serrent les uns contre les autres derrière l’église. Çà et là, quelques bouquets d’arbres. Les toits de tuile ocre sont vus de haut, tandis qu’un cartouche portant l’inscription « Chine / Auxiliatrices du Purgatoire » en lettres gothiques se déroule de part et d’autre du porche d’entrée grand-ouvert.
Nulle présence humaine, à première vue, dans cet ensemble architectural, et pourtant… Les façades ondulées dessinent d’étranges formes blanches, marquées, chacune, d’une sorte de médaillon sur le torse ; l’une d’elles, plus grande, flotte même librement à l’écart : évoquant des fantômes – mais est-ce volontaire ? – elles semblent symboliser les âmes en attente de purification qui peuplent les lieux, afin de rappeler la mission spirituelle des Auxiliatrices auprès d’elles.
Le tout compose un tableau de style médiéval particulièrement réussi dont la beauté provient du camaïeu délicat des coloris, beige, rosé, jaune et ocre foncé. Trois brins de lis blancs tigrés aux feuillages souples, encadrent l’image, elle-même surmontée de huit idéogrammes noirs dans le vieux style des sceaux, et pouvant se traduire par : « La Sainte Grâce de Lourdes sur le Seng Mou Yeu ».
L’autre face est de soie blanche, brodée d’or : une large frise de chrysanthèmes à longs pétales dorés, rehaussés de noir et rouge, fait le tour de la bannière, surmontée de la couronne, symbole du règne de Marie. Seize caractères chinois sont répartis sur deux colonnes au milieu, dont la signification peut s’énoncer ainsi : « (Elle) protège la Chine centrale et soutient notre saint établissement » et : « Qu'elle fasse grandir nos vertus, nous protège et nous accorde d'être bénis à l'heure de notre mort ».
Ainsi, d’une face à l’autre, image et inscriptions s’éclairent les unes les autres : d’une part, il s’agit bien d’un ex-voto puisque la bannière est offerte en remerciement à la Vierge de Lourdes dont la grâce répandue sur leur domaine vient d’arrêter un début d’épidémie menaçant les Auxiliatrices, leurs œuvres et leurs protégées ; d’autre part, l’offrande fonde aussi l’avenir en lui demandant d’accomplir la rédemption des âmes du Purgatoire auxquelles ces religieuses se consacrent à Shanghai.
Bannière dite de la Mission de Shanghai (Chine)

Cinq ans après la première, une nouvelle bannière offerte en ex-voto au Sanctuaire arrive de Chine. Datée de 1901, elle est reçue au printemps 1902. C’est la plus imposante, la plus chargée en broderies, la plus colorée. Surtout, la présence humaine s’y affirme : des orants y sont regroupés en deux arcs-de-cercle au pied de la Sainte Vierge. Mais qui sont-ils ? Ou qui représentent-ils ? La Chronique religieuse du Journal de la Grotte de Lourdes, dans deux numéros successifs[7], répond partiellement à ces questions sur les auteurs de ce don et leur motivation :

À l’issue des vêpres (…), Monseigneur a procédé à la bénédiction de la magnifique bannière offerte en ex-voto à Notre-Dame de Lourdes par la mission de Shang-Haï (Chine) […] qui lui avait été remise, quelques jours auparavant, par le procureur de la mission et par deux jeunes chinois […].
Cette nouvelle bannière n’a donc pas été acheminée par voie postale mais remise en mains propres aux Pères de l’Immaculée-Conception par deux pèlerins chinois que « le procureur », c’est-à-dire le représentant en France de la mission du Kiang-nan fondée par les Jésuites à Shanghai, avait accompagnés jusqu’à Lourdes. Un autre passage précise le sens de cette offrande :
C’est, en effet, pour proclamer sa reconnaissance envers Notre-Dame de Lourdes, à laquelle elle attribue le bienfait de son Salut, au cours des troubles qui ont récemment décimé les chrétientés chinoises, que la Mission de Shang-Haï vient offrir à Notre-Dame de Lourdes, par les mains de deux de ses enfants, la bannière qui se dresse, là, à l’entrée du Sanctuaire, et qui, en caractères chinois proclame que la gloire et les bienfaits de Notre-Dame de Lourdes s’étendent jusqu’à cette lointaine contrée.
Ces « troubles » évoquent les massacres de plus de trente mille chrétiens chinois (de toute confession) ainsi que de missionnaires et religieuses durant la terrible Révolte des Boxers. Mais nous savons qu’ils se sont déroulés essentiellement au nord, entre Tientsin (Tianjin) et Pékin (juin-août 1900) ; ils ne se sont pas étendus à la Chine centrale et la région de Shanghai en a été préservée. La mission du Kiang-nan honore ainsi la protection miraculeuse accordée par la Vierge en ces temps d’extrême violence.
Comme les précédentes, la bannière est à double face, en satin de soie blanc cassé, où ressortent les broderies en couleur. Sur une face, une Vierge au rosaire couronnée se dresse sur un rocher où grimpe une branche d’églantier en fleur, allusion au récit des apparitions ; vêtue de blanc et bleu, les mains jointes et les yeux levés au ciel, c’est l’une des représentations conventionnelles de Notre-Dame de Lourdes, rendue majestueuse autant par sa haute stature que par sa position de surplomb, au sein d’une mandorle rayonnante. Celle-ci est elle-même entourée de onze caractères chinois brodés de noir signifiant, à gauche : « offert par la Mission du Kiang-nan » ou « offrande des fidèles du Kiang-nan » ; et à droite « année 1901 ». En-dessous, quatre autres idéogrammes donnent ses titres à la Vierge qui protège et guide à travers les tempêtes : « Etendard pour l’Asie » / « Etoile de la mer » (Stella maris), explicitant l’ex-voto.
De part et d’autre, une famille de chinois d’âges divers prie au pied de la Vierge, trois hommes et un garçonnet à gauche, trois femmes à droite avec deux petits enfants dont un bébé au bonnet et collerette traditionnels encore tenu dans les bras ; sans doute des membres de la classe des mandarins, reconnaissables à leurs coiffures rondes ainsi qu’à leurs habits brodés de couleurs nuancées : bleu gris, beige, violet, rose et blanc, bleu ciel, rouge corail… Ce groupe d’orants s’inspire évidemment de la peinture religieuse européenne du Moyen-Age et de la Renaissance où les commanditaires d’un tableau se faisaient portraiturer à côté du Saint représenté. Mais ici le sens est élargi, cette famille symbolise le peuple des catholiques de Shanghai qui rend grâce à la Vierge protectrice, comme l’énonce en français le cartouche placé juste au milieu : « LA CHINE A N. D. DE LOURDES ».
Mais ce n’est pas tout. Des motifs végétaux occupent tout l’espace resté libre : des roses et du lilas dans les lobes de la bannière ; un lis virginal auprès d’une jeune fille qui tient une palme entre ses doigts et un chapelet au bras ; la Vierge elle-même, entourée par les idéogrammes, est, en outre, encadrée par deux longs bouquets de palmes dorées à sa gloire, et sa couronne est curieusement surmontée d’un bananier qui étale ses feuillages, en signe de paix et de prospérité. Cet ensemble de courbes et contre-courbes donne toute leur valeur artistique à ces broderies foisonnantes.
Sur l’autre face, on retrouve la même composition que sur la bannière de Bretagne : des brins de chrysanthèmes ébouriffés grimpent le long d’une baguette aux formes géométriques ; les tons en camaïeu des pétales, rouges, roses, blancs, bleus et violets, rappellent ceux des vêtements des personnages de l’autre côté tandis que des rubans bleu ciel et blancs évoquent la robe et la ceinture de Notre-Dame. Au centre, huit grands caractères brodés au fil d’or proclament que « les bienfaits de Lourdes se répandent jusqu’au Kiang-nan ».
Ces motifs floraux récurrents sur les deux bannières de Lourdes comme sur celle de Saint-Brieuc n’assument pas seulement une fonction ornementale, on ne peut s’empêcher d’y voir aussi l’évocation métaphorique du Seng Mou Yeu, ou « Jardin de la Sainte Mère », nom donné au domaine des Auxiliatrices du Purgatoire tel qu’il s’est constitué peu à peu sur le territoire des Jésuites, à Zi ka Wei : « jardin » des âmes mais aussi des corps auxquels les religieuses permettent, en leur assurant toit, vêtements et nourriture, éducation, formation et emploi, de vivre et s’épanouir comme les fleurs étayées sur les bannières.
En guise de conclusion, voici la description pleine de louanges que le père jésuite Henri Havret a tressées aux Auxiliatrices dans son état de La Mission du Kiang-nan, les trois dernières années (1899-1901), précisément celles de la fabrication des bannières :
Leur établissement en pleine prospérité, croît chaque année en étendue. Comme à T'ou-sè-wè, on s'agrandit sans cesse, et, l'agrandissement terminé, on s'aperçoit que l'espace fait encore défaut. Un magnifique ouvroir (oh ! rien de monumental, mais magnifique pour le pays, vu les goûts simples de ses habitants) réunit maintenant les brodeuses, autrefois dispersées dans tous les coins de la vaste maison. Outre que cela procure de l'air et de la lumière à ces bonnes et délicates ouvrières, l'ordre, la surveillance et le travail y ont considérablement gagné. En hiver un bon poêle permet, malgré le froid, à leurs doigts agiles de semer le satin de fines broderies où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer de la richesse ou du bon goût. De là sortent ces chasubles, chapes et autres ornements, connus dans tout l'Orient, depuis Singapour et Batavia jusqu'au Japon. Le travail de l'ouvroir attirait naguère les regards, à la dernière exposition de Paris ; et le jury a cru devoir lui décerner une médaille d'or. On peut voir aussi exposées à Montmartre, de chaque côté du sanctuaire, deux splendides oriflammes en satin chinois, jaune avec un médaillon sur soie blanche, où sont brodés plusieurs groupes de chinois chrétiens ; ou encore à Lourdes, une autre bannière également brodée ici. Ce sont autant d'éloquents témoignages rendus à l'habileté de nos ouvrières[9].
Les difficiles réalités de la vie des humbles ouvrières du Seng Mou Yeu, soumises assurément à la discipline des religieuses (« l’ordre, la surveillance et le travail »), ne correspondaient peut-être pas tout à fait à la vision heureuse, trop heureuse, du p. Havret… Néanmoins ce compte-rendu enthousiaste nous renseigne sur l’activité intense des ateliers de broderie réunis en un « magnifique ouvroir » à l’époque de la fabrication des bannières de Lourdes et Saint-Brieuc ; sur leurs débouchés en Extrême-Orient ; sur la notoriété de leurs ouvrages textiles liturgiques : « une médaille d’or » décernée lors de « la dernière exposition de Paris », « deux splendides oriflammes » à Montmartre, autant de pistes à suivre par qui voudrait se lancer sur les traces de leurs créations…
Remerciements
Je remercie M. Robin DUPONT, conservateur du Patrimoine auprès du Sanctuaire Notre-Dame de Lourdes, pour m’avoir fait parvenir par courriel les fiches d’inventaire des deux bannières de Chine où j’ai puisé informations et citations.
Merci à M. Alexis BALMONT, docteur de l’École pratique des hautes études (EPHE), pour m’avoir aidée à retraduire les idéogrammes brodés sur les bannières.
Notes et références
- ↑ © Sanctuaire Notre-Dame de Lourdes.
- ↑ Dimanche 10 janvier 1897, 49ème année, n°2, publié par les Pères de l’Immaculée Conception, p.3
- ↑ © Sanctuaire Notre-Dame de Lourdes.
- ↑ Guy BROSSOLLET, Les Français de Shanghai, 1849-1949, chap. 11, p. 196, Paris, éd. Belin, 1999.
- ↑ Auguste HAMON, s.j., Les Auxiliatrices des Ames du Purgatoire, 1856-1909, t. II, chap. XXV, p. 356, Paris, éd. Gabriel Beauchesne, 1921. Lecture accessible sur Internet Archive < archive.org >
- ↑ © Sanctuaire Notre-Dame de Lourdes.
- ↑ Dimanche 27 avril 1902 et dimanche 4 mai 1902, 54ème année, n° 17 et 18, p.2, photographies à l’appui
- ↑ © Sanctuaire Notre-Dame de Lourdes.
- ↑ Henri HAVRET, s.j., La Mission du Kiang-nan, les trois dernières années (1899-1901), chap. V, p. 78-79 Zi-Ka-Wei, imprimerie de la mission catholique, orphelinat de T’ou-sè-wè, 1902. Lecture accessible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5425552h/f91.vertical